jeudi 24 mars 2011

L’« Opération Libye » et la bataille du pétrole : Redessiner la carte de l’Afrique








Partie II 

L’intervention militaire menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Libye comporte des implications géopolitiques et économiques d’une portée considérable.

La Libye est l’une des plus grandes économies pétrolières du monde : elle détient 3,5 % des réserves mondiales de pétrole, soit plus du double de celles des États-Unis.

L« Opération Libye » fait partie du programme militaire élargi au Moyen-Orient et en Asie centrale et qui consiste à prendre le contrôle et à s’approprier plus de 60 % des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel, y compris les tracés de pipelines et de gazoducs.

Les pays musulmans, incluant l'Arabie Saoudite, l’Irak, l’Iran, le Koweït, les Émirats arabes unis, le Qatar, le Yémen, la Libye, le Nigéria, l’Algérie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Malaisie, l’Indonésie et le Brunéi possèdent entre 66,2 et 75,9 % de toutes les réserves pétrolières, selon la source et la méthodologie d'évaluation. (Michel Chossudovsky, La « diabolisation » des musulmans et la bataille pour le pétrole, Mondialisation.ca, 7 janvier 2007).

Avec ses 46,5 milliards de barils de réserves prouvées (10 fois plus que l’Égypte) la Libye constitue la plus grande économie pétrolière du continent africain, suivie par le Nigeria et l’Algérie (Oil and Gas Journal). À titre de comparaison, les réserves de pétrole prouvées des États-Unis sont de l’ordre de 20,6 milliards de barils (décembre 2008) selon l’Energy Information Administration (U.S. Crude Oil, Natural Gas, and Natural Gas Liquids Reserves)

Les évaluations les plus récentes estiment les réserves pétrolières de la Libye à 60 milliards de barils et ses réserves de gaz à 1500 milliards de mètres cube (m3). Sa production de pétrole se chiffre entre 1,3 et 1,7 millions de barils par jour, bien en-deçà de sa capacité de production. Son objectif à plus long terme est de produire 3 millions de barils de pétrole et 2600 millions de m3 de gaz par jour, selon les données de la Compagnie pétrolière nationale (CPN).

Le BP Statistical Energy Survey (alternatif, 2008) estimait pour sa part les réserves pétrolières prouvées de la Libye à 41,464 milliards de barils à la fin de 2007, ce qui représente 3,34 % des réserves mondiales prouvées. (Mbendi  Oil and Gas in Libya - Overview).











2011 Top African reserve holders

Le pétrole est le « trophée » des guerres menées par les États-Unis et l’OTAN

Une invasion de la Libye sous mandat humanitaire servirait les mêmes intérêts privés que l’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003. L’objectif sous-jacent est de prendre possession des réserves de pétrole de la Libye, de déstabiliser la CPN et, en dernier lieu, de privatiser l’industrie pétrolière du pays, soit transférer le contrôle et la propriété de la richesse pétrolière libyenne dans des mains étrangères.

La CPN est au 25e rang des 100 compagnies pétrolières les plus importantes du monde. (The Energy Intelligence ranks NOC 25 among the world’s Top 100 companies. - Libyaonline.com)

L’invasion planifiée de la Libye, déjà en cours, fait partie d’une bataille plus vaste, la « bataille du pétrole ». Près de 80 % des réserves pétrolières de la Libye se trouvent dans le bassin du golfe de Syrte à l’est de la Libye. (Voir la carte ci-dessous)

La Libye a une économie remarquable (Prize Economy). « La guerre est bonne pour les affaires ». Le pétrole est le trophée des guerres menées par les États-Unis et l’OTAN.

Wall Street, les géants anglo-américains du pétrole et les producteurs d’armes étasuniens et européens seraient les bénéficiaires cachés d’une campagne militaire contre la Libye menée par les États-Unis et l’OTAN.

Le pétrole libyen constitue une aubaine pour les géants du pétrole anglo-américains. Alors que la valeur marchande du pétrole brut est actuellement bien au-delà des 100 dollars le baril, le coût du pétrole libyen est extrêmement bas, aussi bas que 1 dollar le baril (selon une estimation). Un expert du marché pétrolier l’a fait remarquer de manière plutôt cryptique :

« À 110 dollars [le baril] sur le marché mondial, un simple calcul mathématique donne à la Libye une marge de profit de 109 $ [le baril]. » (Libya Oil, Libya Oil One Country's $109 Profit on $110 Oil, EnergyandCapital.com, 12 mars 2008)

Intérêts pétroliers étrangers en Libye

Les compagnies pétrolières étrangères en activité en Libye avant l’insurrection comprenaient Total de France, ENI d’Italie, China National Petroleum Corp (CNPC), British Petroleum (BP), le consortium espagnol REPSOL, ExxonMobil, Chevron, Occidental Petroleum, Hess et Conoco Phillips.

Le fait que la Chine joue un rôle central dans l’industrie libyenne est significatif. La CNPC avait un effectif de quelque 400 employés. Les effectifs chinois totaux en Libye étaient de l’ordre de 30 000.

Onze pour cent (11 %) des exportations de pétrole de la Libye sont acheminées par la Chine. Alors qu’il n’existe pas de chiffres sur la taille et l’importance de la production et des activités d’exploration de la CNPC, certaines indications laissent croire qu’elles sont importantes.

De manière plus générale, Washington considère la présence de la Chine en Afrique du Nord comme une intrusion. D’un point de vue géopolitique, la Chine est un empiètement. La campagne militaire dirigée contre la Libye est destinée à exclure la Chine de l’Afrique du Nord.

Le rôle de l’Italie est également important. ENI, le consortium pétrolier italien, produit 244 000 barils de gaz et de pétrole, ce qui représente presque 25 % des exportations totales de la Libye. ( Sky News: Foreign oil firms halt Libyan operations, 23 février 2011).

Parmi les compagnies étasuniennes en Libye, Chevron et Occidental Petroleum (Oxy) ont décidé il y a à peine six mois (octobre 2010) de ne pas renouveler leurs permis d’exploration de pétrole et de gaz en Libye. (Why are Chevron and Oxy leaving Libya?: Voice of Russia, 6 octobre 2010). En revanche, en novembre 2010, la compagnie pétrolière allemande R.W. DIA E a signé un accord de grande envergure avec la CPN libyenne, comprenant l’exploration et le partage de la production. (AfricaNews - Libya: German oil firm signs prospecting deal - The Africa News)

Les enjeux financiers et les « butins » sont extrêmement importants. L’opération militaire a pour but de démanteler les institutions financières de la Libye ainsi que de confisquer des milliards de dollars d’actifs financiers déposés dans des banques occidentales.

Il faut par ailleurs souligner que les capacités militaires de la Libye, y compris son système de défense antiaérienne, sont faibles.



Les concessions pétrolières libyennes


Redessiner la carte de l’Afrique

La Libye détient les plus grandes réserves pétrolières de l’Afrique. Le but de l’interférence des États-Unis et de l’OTAN est stratégique : il consiste à voler purement et simplement la richesse pétrolière du pays sous le couvert d’une intervention humanitaire.

Cette opération militaire vise à établir l’hégémonie étasunienne en Afrique du Nord, une région dominée historiquement par la France et, dans une moindre mesure, par l’Italie et l’Espagne.

En ce qui concerne la Tunisie, le Maroc et l’Algérie, le plan de Washington consiste à affaiblir les liens politiques de ces pays avec la France et à faire pression pour l’installation de nouveaux régimes politiques ayant des rapports étroits avec les États-Unis. Affaiblir la France fait partie des ambitions impériales étasuniennes. Il s’agit d’un processus historique remontant aux guerres d’Indochine.

L’intervention des États-Unis et de l’OTAN, qui mènera tôt ou tard à la formation d’un régime fantoche étasunien, a également pour but d’exclure la Chine de la région et d’évincer la CNPC. Les géants du pétrole anglo-américains ayant signé un contrat d’exploration en 2007 avec le gouvernement Kadhafi, dont BP, font partie des potentiels « bénéficiaires » de la proposition d’opération militaire des États-Unis et de l’OTAN.

De manière plus générale, c’est le dessin d’une nouvelle carte de l’Afrique qui est en jeu : un autre processus de division néocoloniale, la réforme des démarcations de la Conférence de Berlin de 1884 et la conquête de l’Afrique par les États-Unis, alliés à la Grande-Bretagne, dans une opération menée par les États-Unis et l’OTAN.

 
La nouvelle division coloniale de l’Afrique. 1913

Libye : une porte d’entrée stratégique du Sahara vers l’Afrique centrale

La Libye a des frontières avec plusieurs pays dans la sphère d’influence de la France, dont le Tchad, le Niger, l’Algérie et la Tunisie.

Le Tchad représente potentiellement une riche économie pétrolière. ExxonMobil et Chevron ont des intérêts au sud du Tchad, y compris un projet de pipeline. Le sud du Tchad est une porte ouverte sur la région du Darfour au Soudan, lui aussi stratégique, vu sa richesse pétrolière.

La Chine a pour sa part des intérêts pétroliers à la fois au Tchad et au Soudan. La CNPC a signé un accord d’envergure avec le gouvernement tchadien en 2007.

En raison de ses vastes réserves d’uranium, le Niger est également stratégique pour les États-Unis. En ce moment, la France domine l’industrie de l’uranium par le biais de son conglomérat nucléaire Areva, autrefois connu sous le nom de Cogema. La Chine a également un intérêt dans l’industrie de l’uranium nigérien.

De façon plus générale, la frontière sud de la Libye est stratégique pour les États-Unis dans leur quête d’une plus grande sphère d’influence en Afrique francophone, un vaste territoire couvrant le nord, le centre et l’ouest du continent. Historiquement, cette région appartenait aux empires coloniaux de la France et de la Belgique et ses frontières ont été dessinées à la Conférence de Berlin en 1884.



Les États-Unis ont joué un rôle passif à la Conférence de Berlin en 1884. Cette nouvelle division du continent africain au 21e siècle, fondée sur le contrôle du pétrole, du gaz naturel et de minéraux stratégiques (cobalt, uranium, chrome, manganèse, platine et uranium), favorise principalement les intérêts privés anglo-américains dominants.

L’interférence des États-Unis en Afrique du Nord redéfinit la géopolitique d’une région entière. Elle ébranle la Chine et fait ombrage à l’influence de l’Union européenne.

Ce nouveau découpage du continent réduit non seulement le rôle des anciens pouvoirs coloniaux en Afrique du Nord (incluant la France et l’Italie), il fait aussi partie d’un processus élargi visant à supplanter et affaiblir la France (et la Belgique) sur une vaste étendue du continent africain.

Les régimes fantoches étasuniens ont été installés dans plusieurs pays africains autrefois dans la sphère d’influence de la France (et de la Belgique), dont la République démocratique du Congo et le Rwanda. Il est planifié que plusieurs pays d’Afrique occidentale (incluant la Côte d’Ivoire) deviennent des États mandataires des États-Unis.

Par ailleurs, l’Union européenne dépend grandement du flux de pétrole libyen : 85 % de celui-ci est vendu à des pays européens. En cas de guerre avec la Libye, l’approvisionnement de pétrole en Europe de l’Ouest pourrait être perturbé davantage et affecter sérieusement l’Italie, la France et l’Allemagne. Trente pour cent du pétrole italien et 10 % de son gaz sont importés de la Libye. L’alimentation en gaz libyen se fait par le gazoduc Greenstream en Méditerranée (Voir la carte ci-dessous).


Le gazoduc Greenstream reliant la Libye à l’Italie

Conclusions

Par une désinformation intensive, les médias dominants sont complices dans la justification d’un programme militaire, lequel, s’il est mis en oeuvre, n’aurait pas seulement des conséquences dévastatrices pour les Libyens : le monde entier en ressentirait les effets sociaux et économiques.

À l’heure actuelle, il existe trois théâtres de guerre distincts dans le grand Moyen-Orient et en Asie centrale : la Palestine, l’Afghanistan et l’Irak. En cas d’attaque contre la Libye, un quatrième théâtre de guerre prendrait naissance en Afrique du Nord, comportant le risque d’une escalade militaire.

L’opinion publique doit prendre connaissance des intentions cachées derrière cette présumée entreprise humanitaire que les chefs d’États et de gouvernements des pays de l’OTAN proclament comme une « guerre juste ». La théorie de la guerre juste, autant dans sa version classique que contemporaine, soutient que la guerre est une « opération humanitaire ». Elle appelle à l’intervention militaire sur des bases éthiques et morales contre des « États voyous » et des « terroristes islamiques ». Cette théorie de la guerre juste diabolise le régime de Kadhafi tout en fournissant un mandat humanitaire à l’intervention militaire des États-Unis et de l’OTAN.

Les chefs d’États et de gouvernements des pays de l’OTAN sont les artisans de la guerre et de la destruction en Irak et en Afghanistan. Dans une logique complètement tordue, ils sont présentés comme les voix de la raison, comme les représentants de la « communauté internationale ».

La réalité est sens dessus dessous. Une intervention humanitaire est lancée par des criminels de guerre en haut lieu, lesquels sont les gardiens incontestés de la théorie de la guerre juste.

Abou Ghraib, Guantanamo, les pertes civiles dans des villes et des villages pakistanais dues aux attaques de drones ordonnées par le président Obama ne font pas la une des journaux, pas plus que les 2 millions de civils morts en Irak.

Il n’existe rien de tel qu’une « guerre juste ». Il faut comprendre l’histoire de l’impérialisme étasunien. Le rapport de 2000 Project for the New American Century intitulé (PNAC) « Rebuilding Americas' Defenses » réclame la mise en œuvre d’une longue guerre, d’une guerre de conquête. L’une des composantes importantes de ce programme militaire consiste à « [s]e battre et gagner de manière décisive de multiples guerres de théâtre simultanées ».

L’« Opération Libye » fait partie de ce processus. Il s’agit d’un autre théâtre dans la logique de « guerres de théâtre simultanées » du Pentagone.

Le document PNAC reflète fidèlement l’évolution de la doctrine militaire des États-Unis depuis 2001. Les États-Unis prévoient être impliqués simultanément dans plusieurs théâtres de guerre dans différentes régions du monde.

Tout en confirmant que l’objectif est la protection du pays, la « sécurité nationale » des États-Unis, le rapport PNAC explique clairement pourquoi ces multiples guerres de théâtre sont nécessaires. La justification humanitaire n’est pas mentionnée.

Quel est le but de la feuille de route militaire des États-Unis?

La Libye est ciblée parce qu’elle est l’un des quelques pays à se maintenir en dehors de la sphère d’influence des États-Unis et qu’elle ne s’est pas conformée aux demandes étasuniennes. La Libye est un pays sélectionné dans le cadre d’une « feuille de route » militaire, laquelle comporte « de multiples guerres de théâtre simultanées ». Pour reprendre l’ancien commandant en chef de l’OTAN Wesley Clark :

[A]u Pentagone en novembre 2001, un officier d’état-major de haut rang avait du temps pour discuter. Oui, nous nous dirigions toujours vers une confrontation avec l’Irak, a-t-il affirmé. Mais il y avait plus. Cela faisait l’objet de discussions dans la planification d’une campagne de cinq ans, disait-il, où l’on trouvait en tout sept pays, en commençant par l’Irak, ensuite la Syrie, le Liban, le Lybie l’Iran, la Somalie et le Soudan. (Wesley Clark, Winning Modern Wars, p.130).


 
Article original en anglais : « Operation Libya" and the Battle for Oil: Redrawing the Map of Africa  », publié le 9 mars 2011.
Traduction Julie Lévesque pour Mondialisation.ca



Michel Chossudovsky
est directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur émérite de sciences économiques à l'Université d'Ottawa. Il est l'auteur de Guerre et mondialisation, La vérité derrière le 11 septembre et de la Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial (best-seller international publié en 12 langues).
    

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