par Arthur Lepic
26 mai 2004
Nouvelles applications à Abou Ghraib
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26 mai 2004
Officiers du renseignement militaire contraignant des détenus civils à prendre des poses humiliantes pour des photographies destinées à intimider leurs co-détenus. La condamnation quasi-unanime par les parlementaires états-uniens des sévices et tortures perpétrés au centre de détention d’Abou Ghraib, après que des photographies aient été reprises et diffusées par CBS, ne doit pas relativiser ces pratiques, ni masquer leur généralisation au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Faisons abstraction des parenthèses de l’opération afghane sous-traitée par les afghans eux-mêmes, fin 2001, et de l’écrasement d’une armée irakienne en déliquescence au printemps 2003. En l’absence de conflit conventionnel et officiel, qui implique une confrontation directe entre des États, cette guerre, que les dirigeants de Washington ont aussitôt affranchie de toute limite spatiale et temporelle, rapidement écartée du cadre légal des Conventions de Genève, puis menée en bonne partie sous couvert du secret-Défense n’a jamais, même en surface, pris l’aspect d’une véritable guerre autrement que dans la rhétorique officielle. Il ne s’est pas agi de la résolution d’un conflit politique par une confrontation entre deux armées, mais d’une conquête coloniale incluant le contrôle des populations civiles et la captation de ressources naturelles. Pourquoi donc feindre l’étonnement face à ces images, scientifiquement mises en scène, destinées à contenir psychologiquement l’adversaire réel ou potentiel ? Parce que si guerre il y a, elle n’a lieu que contre des civils, d’abord soumis au Shock and Awe [1] jusqu’à l’hébétude, puis effrayés par la torture jusqu’à la résignation. On ne peut enlever à George Soros le crédit de la lucidité lorsqu’il remarque dans un article récent [2] que l’événement qui a secoué les États-Unis était bien « les photos » et non pas la connaissance des pratiques. Il y relate un entretien informel avec des investisseurs de Wall Street aboutissant à un consensus selon lequel face au terrorisme, ils étaient majoritairement en faveur de la torture, mais à condition de n’en rien savoir. Comment expliquer les différences de réaction face au débat sur le rétablissement de la torture, qui enthousiasmait des juristes et politiques états-uniens dès la fin de l’année 2002, et face à des photographies d’une pratique ordonnée, sinon par le fait que les images suscitent une réaction émotive dans l’opinion ? Nous parlions prudemment de « rétablissement de la torture » [3], mais au vu des documents produits par les services états-uniens dès le début des années 60, largement diffusés depuis dans le cadre des opérations de contre-insurrection et déclassifiés ces dernières années, force est de constater que, loin des « bavures » ou « bizutages » évoqués de-ci de-là par l’état-major U.S., il s’agit bien d’une stratégie soigneusement réfléchie et appliquée loin du regard des médias. La torture en a toujours fait partie et constitue même l’un de ses piliers. Manuel de torture, CIA, 1963 Manuel de torture réalisé en 1963 par « interrogateurs » désireux de soutirer des informations à des sujets « résistants ». Parmi les techniques recensées dans ce guide : susciter la peur, maintenir longtemps les détenus en position debout, leur faire subir un isolement sensoriel total. (Voir les documents liés en fin d’article pour télécharger ce manuel) L’apparition de mouvements révolutionnaires de guérilla au début des années soixante, avec l’escalade de la guerre du Viêt-Nam et les premiers foyers de résistance marxiste en Amérique du Sud, pousse les conseillers de John Kennedy à élaborer des méthodes de contre-insurrection comme un ensemble de mesures militaires, politiques et économiques pour vaincre les mouvements de libération nationale dans le tiers-monde. Des unités spéciales telles que les Bérets verts de l’armée de terre, les SEAL (pour Sea-Air-Land Commandos) de la marine et la force d’opérations spéciales de l’armée de l’air sont déployées dans des dizaines de pays tels que le Honduras [4], l’Indonésie [5], Des extraits compilés à partir de ce manuel, ainsi que des manuels de terrain du renseignement militaire datant du milieu des années 60 connus sous le nom de « Projet X », seront repris dans l’élaboration d’une seconde bible du parfait tortionnaire, titrée Human Resource Exploitation Training Manual - 1983 (« Manuel d’entraînement à l’exploitation des ressources humaines ») et largement utilisée en Amérique du Sud de 1983 à 1987. Ce manuel détaille également des pratiques similaires à celles observées à Abou Ghraib. La version originale stipule « Nous aborderons deux types de techniques, coercitives et non-coercitives. Si nous n’insistons pas sur le recours aux techniques coercitives, nous voulons résolument vous en faire prendre connaissance ». Suite à une enquête sénatoriale sur les violations des Droits de l’homme par les escadrons de la mort du Honduras, en 1988, ce passage sera modifié pour donner ceci : « Si nous déplorons le recours à des techniques coercitives, nous tenons résolument à vous en faire prendre connaissance de façon à ce que vous puissiez éviter d’en faire usage ». Le manuel prévient tout de même que : « Le recours répété à la torture abaisse l’exigence morale de l’organisation qui la pratique et corrompt ceux qui en dépendent... ». Manuel de torture, CIA, 1983 Ouvrage largement utilisé en Amérique Latine entre 1983 et 1987 comme manuel de référence par les instructeurs de la CIA et des Bérets Verts. (Voir les documents liés en fin d’article) Dès 1966, les fameux manuels étaient au cœur de l’enseignement prodigué à l’École des Amériques située à Panama, puis déménagée à Fort Benning, et à l’Académie des cadres de la guerre politique installée à Taïwan. Durant une décennie, les techniques d’interrogatoire y sont enseignées aux militaires sud-américains et asiatiques à qui sont déléguées les basses besognes de la contre-insurrection [6]. En 1976, cet entraînement est suspendu après qu’une commission parlementaire eût pris connaissance de celui-ci. Le gouvernement Carter confirme cette suspension, mais l’administration Reagan réactivera l’École des Amériques, rassemblera les manuels pour l’édition nuancée de 1983 qui sera officiellement approuvée, quoique largement négligée par le terrain où les tortionnaires lui préfèrent la version plus factuelle et explicite de 1963. L’équipe Reagan remet ainsi les pendules à l’heure : elle affirme sa résolution à combattre les guérillas « castristes » en Amérique Centrale et n’hésite pas à déclarer par l’entremise de son secrétaire d’État Alexander Haig que le « terrorisme international » - expression utilisée par l’administration pour désigner les insurrections et conflits révolutionnaires - « remplacera les Droits de l’homme dans nos préoccupations » [7] La traduction, puis la diffusion massive en Amérique du Sud de ces manuels parmi les forces de contre-insurrection locales finira tout de même par inquiéter le Pentagone, au point qu’en 1992 un rapport secret, intitulé Éléments inappropriés dans les manuels de renseignement en langue espagnole, est adressé à Dick Cheney, alors secrétaire à Dans son discours sur l’état de l’Union de l’année 2003, George W. Bush déclarait à propos du régime de Saddam Hussein : « chocs électriques, application de fers rouges ou d’acide sur la peau, mutilation à la perceuse électrique, ablation de la langue et viol. Si cela n’est pas maléfique, alors ce mot est vide de sens. » [9]. Le débat ouvert fin 2002, loin des caméras, n’était en somme qu’une tentative pour faire accepter et banaliser des pratiques largement répandues. Cette tactique prenant appui sur l’effroi causé par les attaques du 11 septembre, encore vif à l’époque, ne pouvait que s’essouffler à mesure que le nombre de victimes civiles de la « guerre au terrorisme » distançait celui des victimes du 11 septembre. Les fuites devaient logiquement gagner en fréquence et en intensité alors que les chances pour leurs auteurs d’être qualifiés de traîtres à la patrie s’amenuisaient. Par la suite, la capture début 2003 de Khalid Shaikh Mohammed, présumé lieutenant de Ben Laden, avait donné lieu à une polémique sur la question de la légalisation de la torture, et non pas du recours à celle-ci, puisqu’elle était déjà pratique courante dans les campagnes de contre-insurrection. Le fait d’envoyer les prisonniers se faire torturer dans des pays qui le font couramment, tels que l’Égypte ou le Maroc, était déjà une réalité depuis des mois quand cette polémique remplit les colonnes de certains journaux. C’est notamment le cas de Muhammad Saad Iqbal Madni, alors soupçonné par L’expérience algérienne de Mais avant d’être un moyen d’obtenir des informations, la torture n’est-elle pas l’incarnation du terrorisme d’État par excellence ? Qui oserait prétendre que la population irakienne n’est pas terrorisée à l’idée de se retrouver entre les mains des tortionnaires d’Abou Ghraib ? On apprend aujourd’hui que les États-Unis demandent avec insistance le renouvellement d’une résolution du Conseil de sécurité qui exempterait leurs militaires de toute poursuite devant Le manuel de 1983 fut spécialement rédigé pour étendre la torture en Amérique centrale. Toutes les méthodes étaient bonnes alors pour empêcher les populations de soutenir les communistes. Sur le terrain, les opérations étaient dirigées par John Negroponte. C’est en référence explicite à son « expérience » que George W. Bush l’a désigné comme ambassadeur des États-Unis à Bagdad à partir du 1er juillet 2004, pas pour mettre fin à la torture. Le visage des tortionnaires Documents joints
ADDITIF (30 août 2004) : Deux rapports officiels états-uniens, publiés en août 2004, ont confirmé l’usage des manuels de torture de 1983 et 1987 à la prison d’Abu Ghraib que nous rapportions dans l’article ci-dessus, publié trois mois plus tôt (Voir « Documents Helped Sow Abuse, Army Report Finds » par R. Jeffrey Smith, The Washington Post, 30 août 2004.). [1] Le Shock and Awe (choquer pour se faire respecter) désigne les méthodes de bombardement des populations civiles inaugurées par l’Axe à Guernica, puis théorisées par Harlan K. Ullman. [2] « Victims turning perpetrators », par George Soros, Alternet, 19 mai 2004. [3] Voir notre dossier « Les États-Unis rétablissent la torture », Bibliothèque électronique, mars 2003. [4] Voir notre article « John Negroponte bientôt à Bagdad », par Arthur Lepic, Voltaire n°103, 21 avril 2004. [5] Voir notre article « 1965 : Indonésie, laboratoire de la contre-insurrection », par Paul Labarique, Voltaire n°126, 26 mai 2004. [6] Voir notre enquête : « La Ligue anticommuniste mondiale (WACL), une internationale du crime » par Thierry Meyssan, Voltaire, 12 mai 2004. [7] « L’ "Amérique forte" face au tiers-monde, une nouvelle doctrine de contre-insurrection », par Michael T. Klare, Le Monde Diplomatique, avril 1981. [8] En droit, la torture lorsqu’elle est l’application d’ordres donnés dans le cadre d’un plan concerté est susceptible de relever du crime contre l’humanité et non pas du simple crime de guerre. [9] Le texte intégral du Discours sur l’état de l’Union du 28 janvier 2003 est disponible dans notre rubrique « Fil diplomatique ». [10] « U.S. Behind Secret Transfer of Terror Suspects », par Rajiv Chandrasekaran et Peter Finn, Washington Post, 11 mars 2002. [12] Bush Negociates Future Impunity for American Soldiers, Fédération Internationale des Droits de l’Homme, 24 mai 2004. |
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