Michel Collon, 8 avril 2011
Pour débloquer ce débat, la bataille de l’info est la clé, comme nous le disions encore il y a une semaine. [1] Et cette bataille ne peut être menée que par chacun de nous, là où il est, en fonction des personnes rencontrées, en écoutant bien ce qui les influence, en vérifiant les infos avec eux, patiemment… Pour mener efficacement ce débat, il est très important d’étudier l’expérience de la désinformation dans les guerres précédentes.
Les 5 principes de la propagande de guerre appliqués à la Libye
Cette expérience, nous l’avons résumée dans les « cinq principes de la propagande de guerre », exposés dans notre livre Israël, parlons-en ! A chaque guerre, les médias veulent nous persuader que nos gouvernements font bien et pour ça, ils appliquent ces cinq principes : 1. Occulter les intérêts économiques. 2. Inverser la victime et l’agresseur. 3. Cacher l’Histoire. 4. Diaboliser. 5. Monopoliser l’info.
Ces cinq principes ont été appliqués à nouveau contre la Libye, on s’en est rendu compte dans les pages précédentes. Pour finir, attirons l’attention sur le quatrième : la diabolisation de l’adversaire. Les va-t-en-guerre doivent toujours persuader l’opinion qu’ils n’agissent pas pour obtenir des avantages économiques ou stratégiques, mais bien pour éliminer une grave menace. Dans chaque guerre, depuis des décennies, le dirigeant adverse a toujours été présenté comme cruel, immoral et dangereux, avec les pires récits d’atrocités. Par après, beaucoup de ces récits - et parfois tous - se sont dégonflés, mais peu importe, ils avaient rempli leur rôle : manipuler l’émotion du public pour l’empêcher d’analyser les intérêts réellement en jeu. Impossible de revenir en arrière.
Nous n’avons pas eu les moyens d’aller en Libye. Par contre, nous avons été en Yougoslavie, sous les bombes de l’Otan et nous avons constaté, et prouvé, que l’Otan avait menti systématiquement. [2]Nous l’avons constaté aussi en Irak. Quant à la Libye, cela y ressemble beaucoup, mais nous n’avons pas eu jusqu’ici les moyens de procéder à des test-médias sur les infos présentées. Notre équipe Investig’Action manque encore des moyens nécessaires. Mais plusieurs observateurs ont déjà repéré de forts indices de désinformation. Par exemple, les « six mille morts qui auraient été victimes des bombardements de Kadhafi sur des civils ». Où sont les images ? Il n’y avait aucune caméra, aucun téléphone portable là-bas comme il y en avait à Gaza, à la place Tahrir, à Tunis ou au Bahrein ? Aucune preuve, aucun témoignage fiable, des démentis par les satellites russes ou des observateurs de l’UE, et pourtant l’info a tourné en boucle inlassablement et plus personne n’ose la contredire sous peine d’être taxé de « complicité ».
Une guerre civile, ce n’est jamais de la dentelle, mais ceci est vrai des deux côtés. Une info partiale essaiera toujours de nous faire croire que les atrocités sont commises d’un seul côté et donc qu’il faut soutenir l’autre. Mais il convient d’être très prudent sur de tels récits.
Qui nous informe ?
Ce qu’il faut pouvoir montrer autour de nous, c’est que la diabolisation ne tombe pas du ciel. Elle est diffusée par des médias qui prennent parti, souvent sans le dire. Et c’est quand même toujours la première question à se poser dans une guerre : m’a-t-on fait entendre l’autre partie ?
Pourquoi en Europe et aux Etats-Unis, les médias sont-ils à fond contre Kadhafi ? Et pourquoi, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, en Russie, dénonce-t-on au contraire une nouvelle croisade impérialiste ? Ils se trompent tous ? Les Occidentaux savent toujours tout mieux ? Ou bien chacun est-il influencé par ses médias ? Alors, devons-nous suivre aveuglément nos médias ou les tester ?
Nous avons été abondamment abreuvés sur les côtés négatifs de Kadhafi. Mais qui nous a signalé ses aspects positifs ? Qui nous a parlé de son aide aux projets de développement africain ? Qui nous a dit que la Libye connaissait, selon les institutions internationales , le plus haut « indice de développement humain » de toute l’Afrique, loin devant les chouchous de l’Ouest comme l’Egypte ou la Tunisie ? Espérance de vie : 74 ans, analphabétisme réduit à 5%, budget de l’éducation à 2,7% du PIB et celui de la Défense à 1,1%.
Distinguer deux questions différentes
Il y a beaucoup d’intimidation intellectuelle dans le débat sur la Libye. Si vous dénoncez la guerre contre la Libye, on vous accuse de soutenir tout ce qu’a fait Kadhafi. Pas du tout. Il faut distinguer deux problèmes bien différents.
D’une part, les Libyens ont parfaitement le droit de choisir leurs dirigeants, et d’en changer par les moyens qu’ils jugent nécessaires. Les Libyens ! Pas Obama, ni Sarkozy. Tout en faisant le tri dans les accusations contre Kadhafi, entre ce qui est vraiment établi et ce qui relève de la propagande intéressée, un progressiste peut très bien souhaiter que les Libyens aient un meilleur dirigeant.
D’autre part, quand la Libye est attaquée parce que des pirates veulent faire main basse sur son pétrole, ses réserves financières et sa position stratégique, alors il faut dire que le peuple libyen souffrira encore plus sous le pouvoir de ces pirates et de leurs marionnettes. La Libye perdra son pétrole, ses entreprises, les réserves de sa banque nationale, ses services sociaux et sa dignité. Le néolibéralisme appliquera ses sales recettes qui ont déjà plongé tant de peuples dans la misère.
Mais un bon dirigeant, ça n’arrive jamais dans les valises des envahisseurs et à coups de bombes. Ce que les Etats-Unis ont amené en Irak, c’est un Al-Maliki et un petit groupe de corrompus qui vendent leur pays aux multinationales. En Irak, on n’a toujours pas la démocratie, mais en outre, on a perdu le pétrole, l’électricité, l’eau, les écoles et tout ce qui permet une vie un peu digne. Ce que les Etats-Unis ont amené en Afghanistan, c’est un Karzaï qui ne règne sur rien sauf un quartier de Kaboul, pendant que les bombes US frappent des villageois, des fêtes de mariage, des écoles et que le commerce de la drogue ne s’est jamais aussi bien porté.
Les dirigeants qui seraient imposés à la Libye par les bombes occidentales seraient pires que Kadhafi. Donc, il faut soutenir le gouvernement légal libyen lorsqu’il résiste à ce qui est vraiment une agression néocoloniale. Parce que toutes les solutions préparées par Washington et ses alliés sont mauvaises : que ce soit le renversement ou l’assassinat de Kadhafi, que ce soit la scission du pays en deux ou que ce soit la « somalisation », c’est-à-dire une guerre civile de basse intensité et de longue durée. Toutes ces solutions apporteront des souffrances aux populations.
La seule solution dans l’intérêt des Libyens est la négociation, avec des médiateurs internationaux désintéressés qui ne soient pas partie au conflit, comme Lula. Un bon accord implique le respect de la souveraineté libyenne, le maintien de l’unité du pays, la préparation de réformes pour démocratiser et mettre fin aux discriminations régionales.
Faire respecter le droit qui est le contraire du « droit d’ingérence »
Ce débat politique délicat, il faut toujours essayer de le ramener aux principes de base de la vie internationale : souveraineté des Etats, coexistence pacifique entre systèmes différents, non-ingérence dans les affaires intérieures. Les puissances occidentales aiment se présenter comme celles qui cherchent à faire respecter le droit. Mais c’est complètement faux.
On nous dit que les Etats-Unis sont aujourd’hui beaucoup plus respectueux du droit international qu’au temps du cow-boy Bush, et qu’il y a eu cette fois une résolution de l’ONU. Ce n’est pas l’endroit pour discuter si l’ONU représente vraiment la volonté démocratique des peuples ou si les votes de nombreux Etats sont l’objet d’achats et de pressions. Mais on fera simplement remarquer que cette résolution 1973 viole le droit international et, tout d’abord, la Charte fondamentale… de l’ONU elle-même.
En effet, son article 2 § 7 stipule : « Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans desaffaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un Etat. ». Réprimer une insurrection armée est de la compétence d’un Etat même si on peut en regretter les conséquences. De toute façon, si bombarder des rebelles armés est considéré comme un crime intolérable, alors il faut d’urgence juger Bush et Obama pour ce qu’ils ont fait en Irak et en Afghanistan.
De même, l’article 39 limite les cas où la contrainte militaire est autorisée : « L'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression » (contre un autre pays). La Libye ne correspond à aucun de ces trois cas, et cette guerre est donc, elle aussi, illégale. A remarquer, juste pour rire, que même le Traité de l’Otan précise dès son article 1 :« Les parties s'engagent, ainsi qu'il est stipulé dans la Charte des Nations Unies, à régler par des moyens pacifiques tous différends internationaux dans lesquels elles pourraient être impliquées.
On nous présente ce « droit d’ingérence humanitaire » comme une nouveauté et un grand progrès. En réalité, le droit d’ingérence a été pratiqué pendant des siècles par les puissances coloniales contre les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Par les forts contre les faibles. Et c’est justement pour mettre fin à cette politique de la canonnière qu’ont été adoptées en 1945 de nouvelles règles du droit international. La Charte des Nations-unies a précisément interdit aux pays forts d’envahir les pays faibles et ce principe de la souveraineté des Etats constitue un progrès dans l’Histoire. Annuler cette conquête de 1945 et revenir au droit d’ingérence, c’est revenir aux temps des colonies.
Alors, pour nous faire quand même approuver une guerre très intéressée, on joue la corde sensible : le droit d’ingérence serait nécessaire pour sauver des populations en danger. De tels prétextes étaient aussi utilisés dans le temps par la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique coloniales. Et toutes les guerres impériales des Etats-Unis se sont faites avec ce genre de justifications.
Avec les Etats-Unis et leurs alliés en gendarmes du monde, le droit d’ingérence appartiendra évidemment toujours aux forts contre les faibles, et jamais l’inverse. L’Iran a-t-il le droit d’ingérence pour sauver les Palestiniens ? Le Venezuela a-t-il le droit d’ingérence pour mettre fin au coup d’Etat sanglant du Honduras ? La Russie a-t-elle le droit d’ingérence pour protéger les Bahreinis ?
En réalité, la guerre contre la Libye est un précédent qui ouvre la voie à l’intervention armée des Etats-Unis ou de leurs alliés dans n’importe quel pays arabe, africain ou latino-américain. Aujourd’hui, on va tuer des milliers de civils libyens « pour les protéger », et demain on ira tuer des civils syriens ou iraniens ou vénézuéliens ou érythréens « pour les protéger » pendant que les Palestiniens et toutes les autres victimes des « forts » continueront à subir dictatures et massacres….
Montrer que l’intervention occidentale viole le droit et nous ramène aux temps des colonies me semble un thème à placer au centre du débat.
Que faire ?
Les Etats-Unis ont baptisé « Aube de l’Odyssée » la guerre contre la Libye. Or, leurs noms de code contiennent toujours un message adressé à notre inconscient. L’Odyssée, grand classique de la littérature grecque antique, relate le voyage de vingt ans entrepris par Ulysse à travers l’univers. A demi-mots, on nous dit ici que la Libye est le premier acte du long voyage des Etats-Unis pour (re)conquérir l’Afrique.
Ils tentent ainsi d’enrayer leur déclin. Mais, au final, ce sera en vain, les Etats-Unis perdront inévitablement leur trône. Parce que ce déclin n’est pas dû au hasard ou à des circonstances particulières, il est dû à leur mode même de fonctionnement. En 1865, le célèbre théoricien libéral du capitalisme Adam Smith soutint le président US Abraham Lincoln pour l’abolition de l’esclavage :« L’économie de tout pays qui pratique l’esclavage des Noirs est en train d’amorcer une descente vers l’enfer qui sera rude le jour où les autres Nations vont se réveiller ».
Mais en fait les Etats-Unis ont remplacé un esclavage par un autre. Au vingtième siècle, ils ont bâti leur prospérité sur la domination et le pillage de pays entiers, ils ont vécu comme des parasites et ils ont par là- même affaibli leurs capacités économiques internes. L’humanité a intérêt à ce que ce système prenne fin définitivement. Même la population des Etats-Unis y a intérêt. Pour qu’on cesse de fermer ses usines, de détruire ses emplois et de confisquer ses maisons afin de payer les bonus des banquiers et les dépenses de guerre. La population européenne aussi a intérêt à une économie non plus au service des multinationales et de leurs guerres, mais au service des gens.
Nous sommes donc à un tournant, quelle « aube » allons-nous choisir ? Celle annoncée par les Etats-Unis, et qui nous mènera vers vingt ou trente années de guerres incessantes sur tous les continents ? Ou bien une aube véritable : un autre système de relations internationales, où personne n’imposera ses intérêts par la force et où chaque peuple choisira librement sa voie ?
Comme à chaque guerre des vingt dernières années, une grande confusion règne dans la gauche européenne. Les discours pseudo-humanitaires relayés par les médias aveuglent parce qu’on oublie d’écouter l’autre version, d’étudier les guerres précédentes, de tester l’info.
Notre site Investig’Action – michelcollon.info s’efforce d’aider chacun à s’informer, à informer et à débattre. Mais nos moyens sont trop limités comparés aux grands médias. Nous lançons donc un double appel à tous ceux qui le peuvent. 1° Rejoignez notre réseau de chercheurs bénévoles pour développer l’analyse des stratégies des Etats-Unis et des autres grandes puissances, l’analyse des relations économiques et politiques ainsi que des guerres en préparation . 2° Rejoignez notre collectif d’analyse critique « Test-médias ».
Un monde sans guerre, ça dépend de chacun de nous.
[1] S’informer est la clé - Michel Collon lance un appel, www.michelcollon.info/S-informer-c-...
[2] Kosovo, Otan et médias, débat entre Michel Collon, Jamie Shea (porte parole de l’Otan) et Olivier Corten (professeur de droit international), 23 juin 2000, DVD Investig’Action.
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