Introduction
L’Amérique va bientôt entrer dans l’année qui verra élire son nouveau président. Bien qu’il soit impossible de prédire l’issue du scrutin, certains traits de la campagne sont facilement prévisibles. Inévitablement, les candidats auront des opinions divergentes sur de nombreuses questions de politique intérieure – soins médicaux, avortement, mariage gay, impôts, éducation, immigration, etc. – et toute une série de questions relatives à la politique étrangère provoqueront à coup sûr des débats houleux.
Que faire en Irak ? Comment répondre à la crise au Darfour, aux ambitions nucléaires de l’Iran, à l’hostilité dont la Russie fait preuve à l’égard de l’OTAN, à la puissance grandissante de la Chine ? Comment aborder le problème du réchauffement climatique, combattre le terrorisme, et inverser le processus de dégradation de l’image des États-Unis à l’étranger ? Sur ces sujets et sur bien d’autres, on peut raisonnablement s’attendre à de vigoureux désaccords entre les différents candidats.
Mais il est un sujet sur lequel – là aussi, on peut en être certain – les candidats parleront d’une seule voix. En 2008, tout comme au cours des précédentes années électorales, des candidats sérieux à la magistrature suprême ne ménageront pas leurs efforts pour faire savoir leur engagement personnel vis-à-vis d’un pays étranger – Israël – ainsi que leur détermination à maintenir un soutien américain indéfectible à l’État hébreu.
Chaque candidat répétera qu’il est parfaitement conscient de toutes les menaces qui planent sur Israël et affirmera haut et fort que, s’il est élu, les États-Unis continueront résolument à défendre les intérêts d’Israël, et ce en toutes circonstances.
Il n’y a aucune chance pour que les candidats critiquent réellement Israël ou suggèrent que les États-Unis devraient adopter une politique plus impartiale dans la région. Quiconque s’y risque devra quitter la course en cours de route. Ne voyez là aucune prophétie audacieuse, car les aspirants au poste présidentiel ont déjà déclaré leur soutien à Israël au début de l’année 2007.
Le processus s’est engagé en janvier, lorsque quatre candidats potentiels se sont exprimés à la conférence annuelle d’Herzliya sur la sécurité d’Israël. Ainsi que l’a rapporté Joshua Mitnick dans Jewish Week, ils avaient « l’air de participer à un concours devant désigner celui qui crierait le plus fort en faveur de l’État hébreu ». Intervenant par liaison satellite, John Edwards, candidat démocrate à la vice-présidence en 2004, a déclaré à son auditoire israélien : « Votre avenir est le nôtre »,avant d’ajouter que le lien qui unit les États-Unis et Israël « ne sera jamais rompu ».
L’ancien gouverneur du Massachusetts Mitt Romney a dit « se trouver dans un pays qu’[il] aime avec des gens qu’[il] aime » et, conscient des inquiétudes d’Israël face à l’hypothèse d’un Iran nucléarisé, a proclamé : « Il est temps que le monde exprime trois vérités :
1) il faut que l’Iran cesse ; 2) on peut faire cesser l’Iran ; 3) nous ferons cesser l’Iran ! » Le sénateur républicain de l’Arizona John McCain a quant à lui déclaré que « lorsqu’il s’agit de la défense d’Israël, on ne peut tout simplement pas transiger », tandis que l’ancien président républicain de la Chambre des représentants Newt Gingrich déclarait qu’« Israël affronte la plus grande menace de [sic] sa survie depuis la victoire de 1967 ».
Peu de temps après, début février, la sénatrice démocrate de l’État de New York Hillary Clinton s’est exprimée devant la section locale de l’AIPAC, déclarant qu’« en ces temps de grande difficulté et de grand péril pour Israël, il est indispensable que nous soyons fidèles à notre ami et allié, ainsi qu’à nos propres valeurs. Israël est un phare qui montre le chemin dans une région ravagée par les méfaits du radicalisme, de l’extrémisme, du despotisme et du terrorisme ».
L’un de ses rivaux à l’investiture démocrate, le sénateur de l’Illinois Barack Obama, s’est adressé à des membres de l’AIPAC à Chicago un mois plus tard. Obama, qui avait exprimé sa solidarité envers les Palestiniens et brièvement évoqué leur « souffrance » lors d’un déplacement de campagne en mars 2007, s’est livré à un éloge sans équivoque d’Israël et a bien fait comprendre qu’il ne ferait rien pour changer les relations israélo américaines .
D’autres aspirants à la fonction présidentielle, parmi lesquels le sénateur républicain Sam Brownback et le gouverneur du Nouveau- Mexique Bill Richardson, ont exprimé des sentiments pro-israéliens avec autant sinon plus d’ardeur .
Comment expliquer cette situation ? Pourquoi y a-t-il si peu de désaccords entre ces candidats sur Israël, alors même que leurs divergences sont profondes sur la quasi-totalité des autres problèmes importants auxquels les États-Unis sont confrontés, et que la politique américaine au Moyen-Orient a manifestement complètement déraillé ?
Pourquoi Israël obtient-il toutes les faveurs des candidats à l’élection présidentielle, alors que les citoyens israéliens eux-mêmes déplorent souvent les agissements de leur pays et que ces mêmes candidats sont les premiers à critiquer les actions des autres États ? Pourquoi Israël, et aucun autre pays au monde, a-t-il droit à autant d’égards de la part des leaders politiques américains ?
Pour certains, la réponse est qu’Israël est un atout stratégique fondamental pour les États-Unis et, en particulier, un partenaire indispensable dans la « guerre contre le terrorisme ».D’autres répondront que de solides raisons d’ordre moral justifient d’apporter un soutien inconditionnel à Israël, car c’est le seul pays dans cette région à« partager nos valeurs ». Mais aucun de ces arguments ne résiste à un examen impartial.
Pour ce qui est de vaincre les terroristes qui prennent les États-Unis pour cible, les liens étroits que Washington entretient avec Jérusalem ne lui facilitent pas la tâche, bien au contraire, sans compter qu’ils nuisent à la réputation de l’Amérique auprès de ses alliés dans le monde. Maintenant que la Guerre froide est terminée, Israël est devenu un handicap stratégique pour les États-Unis. Mais aucun responsable politique ne se risquera à le dire en public, ni même à soulever la question.
Il n’existe aucune raison d’ordre moral justifiant cette relation indéfectible et cette absence totale d’esprit critique. Il y a d’excellents arguments moraux légitimant l’existence d’Israël, et de bonnes raisons pour les États-Unis de s’engager à venir en aide à Israël s’il en allait de sa survie.
Mais, étant donné la façon brutale dont Israël traite les Palestiniens dans les territoires occupés, des considérations morales devraient conduire les États-Unis à mener une politique plus équilibrée, voire plus favorable aux Palestiniens. Il est pourtant très improbable qu’un homme politique briguant la fonction présidentielle ou un poste au Congrès s’exprime en ces termes.
La véritable raison pour laquelle le monde politique américain fait preuve d’autant d’égards réside dans l’influence politique du lobby pro israélien. Le lobby est un ensemble d’individus et de groupes travaillant activement à l’orientation de la politique étrangère américaine dans un sens pro-israélien.
Comme nous le verrons plus tard en détail, il ne s’agit pas d’un seul mouvement unifié, doté d’une direction centrale – et certainement pas d’une conspiration ou d’un complot –, qui « contrôlerait » la politique étrangère américaine. Il s’agit simplement d’un puissant groupe d’intérêts, composé à la fois de Juifs et de non-Juifs, dont le but avoué est de défendre la cause israélienne aux États-Unis et d’influencer la politique étrangère américaine au profit de l’État hébreu – c’est du moins ce que croient ses membres.
Les différents groupes qui constituent le lobby ne sont pas toujours d’accord sur tout, mais ils partagent le désir de promouvoir une relation privilégiée entre les États-Unis et Israël. Tout comme les efforts d’autres lobbies et groupes d’intérêts ethniques, les différentes composantes du lobby pro-israélien participent à la vie démocratique du pays, conformément à la longue tradition d’activisme des groupes d’intérêts.
Vu que le lobby pro-israélien est devenu au fil du temps l’un des plus puissants aux États-Unis, les candidats aux hautes fonctions prêtent une attention toute particulière à ses recommandations. Profondément attachés à Israël, les individus et les groupes qui composent le lobby aux États-Unis refusent que les hommes politiques américains critiquent ce pays, même lorsque cette critique est légitime ou dans l’intérêt d’Israël.
Ces groupes veulent au contraire que les leaders américains traitent Israël comme s’il s’agissait du cinquante et unième État de l’Union. Les démocrates comme les républicains redoutent les coups du lobby. Ils ont tous conscience que quiconque conteste sa politique a peu de chances d’être élu président.
Le lobby et la politique américaine au Moyen-Orient
Le pouvoir politique du lobby ne vient pas de son poids sur les déclarations des candidats à la présidentielle pendant la campagne, mais de son influence considérable sur la politique étrangère américaine, en particulier au Moyen-Orient. Les interventions américaines dans cette zone hypersensible ont d’importantes conséquences sur les habitants des quatre coins de la planète, et surtout ceux de cette région.
Voyez seulement à quel point la guerre en Irak de l’administration Bush a affecté le peuple de ce pays anéanti qui souffre depuis si longtemps : des dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers contraints à l’exil, et une guerre confessionnelle meurtrière dont on ne voit pas la fin.
Cette guerre a également été un désastre pour les États-Unis, elle a fragilisé nos alliés aussi bien dans la région qu’en dehors. On peut difficilement imaginer démonstration plus éclatante – ou tragique – de l’impact que peuvent avoir les États-Unis dans le monde lorsqu’ils font usage de leur puissance.
Les États-Unis se sont impliqués au Moyen-Orient dès les origines, concentrant la majeure partie de leur activité sur les programmes d’éducation et le travail missionnaire. C’est la fascination pour la Terre promise et le rôle du judaïsme dans son histoire qui ont fait naître chez certains l’envie d’encourager la restitution d’une terre aux Juifs, vision partagée par quelques leaders religieux importants et certains hommes politiques américains.
Mais ce serait une erreur de considérer cet engagement modeste et en grande partie privé comme étant à l’origine de la présence des États-Unis dans la région depuis la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de leur relation exceptionnelle avec Israël aujourd’hui . Entre les incursions des pirates de Barbarie il y a de cela deux cents ans et la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’ont joué aucun rôle dans la région, et les leaders américains ne le souhaitaient pas.
En 1917, Woodrow Wilson a bel et bien souscrit à la Déclaration Balfour (qui exprimait le soutien de la Grande-Bretagne à la création d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine), mais n’a quasiment rien fait pour la réalisation de ce projet.
L’implication américaine la plus significative à cette période – une commission d’enquête envoyée dans la région en 1919 par la Conférence de Paris sous la direction des Américains Henry Churchill King et Charles Crane – a même abouti à la conclusion que la population locale s’opposait à une occupation sioniste durable, allant jusqu’à donner un avis défavorable à la création d’un État juif indépendant – un avis auquel, comme le rappelle l’historienne Margaret Macmillan, « personne n’a prêté la moindre attention ».
La possibilité de placer des territoires du Moyen-Orient sous mandat américain a brièvement été envisagée mais vite abandonnée, et la Grande-Bretagne et la France ont fini par se partager les parties de l’Empire ottoman qui les intéressaient .
Les États-Unis ont joué un rôle important et croissant au Moyen- Orient à partir la Seconde Guerre mondiale, tout d’abord attirés par le pétrole, puis engagés dans la lutte anticommuniste, et enfin dans leur relation de plus en plus étroite avec Israël.
Premier pas significatif, l’Amérique noua un partenariat avec l’Arabie saoudite au milieu des années 1940 (voulu par les deux parties pour mettre un frein aux ambitions britanniques dans la région), puis s’engagea plus formellement avec l’intégration de la Turquie à l’OTAN en 1952 et le Pacte antisoviétique de Bagdad en 1955 .
Après avoir soutenu la création d’Israël en 1948, les leaders américains ont essayé d’adopter une position équilibrée entre Israël et les pays arabes et ont pris soin de ne pas nouer d’alliance officielle avec l’État hébreu par crainte de compromettre d’autres intérêts stratégiques plus importants.
Cette situation a évolué au cours des décennies suivantes, sous l’effet de la guerre des Six-Jours, des ventes d’armes soviétiques à plusieurs États arabes, et de l’influence grandissante des groupes pro-israéliens aux États-Unis.
Étant donné les transformations profondes du rôle joué par les États-Unis dans la région, il est absurde d’expliquer la politique américaine actuelle – en particulier, le soutien à Israël – en se référant aux croyances religieuses d’une époque révolue ou aux formes très différentes qu’a pu prendre l’engagement américain par le passé. Iln’y avait rien d’inévitable ou de prédéterminé dans la relation privilégiée qui lie aujourd’hui les États-Unis à Israël.
Depuis la guerre des Six-Jours en 1967, une caractéristique prépondérante, voire le coeur, de la politique américaine au Moyen-Orient est sa relation avec Israël. À vrai dire, au cours des quarante dernières années, les États-Unis ont fourni à Israël un soutien matériel et diplomatique d’une ampleur sans rapport avec celui apporté aux autres pays.
Ce soutien est en général inconditionnel : quoi que fasse Israël, le niveau de l’aide demeure en majeure partie inchangé. En particulier, les États-Unis prennent systématiquement le parti d’Israël plutôt que celui des Palestiniens, et n’exercent que rarement des pressions sur l’État hébreu pour faire cesser la construction de routes et de colonies en Cisjordanie.
Bien que les présidents Bill Clinton et George W. Bush se soient ouvertement déclarés en faveur de la création d’un État palestinien viable, aucun n’a voulu user de l’influence américaine pour le faire advenir.
Les États-Unis ont adopté une politique au Moyen-Orient qui reflète les préférences israéliennes. Par exemple, depuis le début des années 1990, la politique américaine à l’égard de l’Iran est massivement influencée par les recommandations formulées par les gouvernements israéliens successifs.
Au cours des dernières années, Téhéran a tenté à plusieurs reprises d’améliorer ses relations avec Washington et de régler les différends en suspens, mais Israël et ses sympathisants américains ont réussi à contrecarrer tout espoir de détente et à maintenir un fossé entre les deux pays.
Autre exemple : l’attitude de l’administration Bush pendant la guerre d’Israël contre le Liban à l’été 2006. La quasi-totalité des pays du monde ont condamné la campagne de bombardements d’Israël – qui a tué plus d’un millier de Libanais, civils pour la plupart – mais pas les États-Unis.
Au lieu de cela, ils ont aidé Israël à poursuivre la guerre, et des responsables importants des partis démocrate et républicain ont pris ouvertement le parti de l’État hébreu. Ce soutien inconditionnel a affaibli le gouvernement pro-américain de Beyrouth, renforcé le Hezbollah, et conduit l’Iran, la Syrie et le Hezbollah à se rapprocher, ce qui n’était guère dans l’intérêt des États-Unis, ni dans celui d’Israël.
De nombreuses décisions prises au nom d’Israël compromettent aujourd’hui la sécurité nationale des États-Unis. Le soutien sans bornes à l’État hébreu ainsi que l’occupation israélienne prolongée des territoires palestiniens alimentent l’anti-américanisme dans le monde arabo musulman, renforcent la menace du terrorisme international et compliquent la tâche de Washington lorsqu’il s’agit de traiter d’autres problèmes, tels que le programme nucléaire iranien.
Étant donné l’impopularité des États-Unis au Moyen-Orient aujourd’hui, les dirigeants arabes qui, en temps normal, auraient partagé les objectifs américains ne sont pas pressés de nous apporter ouvertement leur soutien, une situation qui réduit nos marges de manoeuvre dans la région. Cette situation, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire américaine, est principalement due aux activités du lobby pro-israélien.
Même si d’autres groupes d’intérêts particuliers – des lobbies représentant les Américains d’origine cubaine, irlandaise, arménienne ou indienne – ont réussi à orienter la politique étrangère américaine selon leurs voeux, aucun lobby n’a détourné cette politique aussi loin de l’intérêt national des États-Unis.
Le lobby pro-israélien est notamment parvenu à convaincre de nombreux Américains que les États-Unis et Israël avaient les mêmes intérêts. Or, rien n’est plus faux.
Bien que ce livre soit principalement consacré à l’influence du lobby sur la politique étrangère américaine et à ses effets négatifs sur les intérêts des États-Unis, il faut dire aussi que le lobby a involontairement porté préjudice à Israël. Ainsi, par exemple, la question des colonies que l’écrivain Leon Wieseltier, pourtant bien disposé à l’égard d’Israël, a récemment qualifiées d’« erreur stratégique et morale sans précédent ».
Israël se porterait mieux aujourd’hui si les États-Unis avaient utilisé leur poids financier et diplomatique pour convaincre Israël de cesser l’implantation de colonies en Cisjordanie et à Gaza, et s’ils l’avaient aidé à créer un État palestinien viable sur ces terres. Mais Washington n’en a rien fait, principalement parce que le prix politique à payer eût été trop élevé pour n’importe quel président.
Comme nous venons de le souligner, il aurait mieux valu pour Israël que les États-Unis l’eussent averti que son intervention militaire au Liban en 2006 était vouée à l’échec, au lieu d’approuver le projet et de le soutenir.
En rendant quasiment impossible toute critique et en empêchant le gouvernement américain de s’opposer aux choix d’Israël contraires à ses propres intérêts, le lobby pourrait même être en train de compromettre les perspectives d’avenir à long terme de l’État hébreu.
Le mode opératoire du lobby
Il est difficile d’évoquer l’influence du lobby sur la politique étrangère américaine, du moins dans les grands médias, sans se faire accuser d’antisémitisme ou, pour les Juifs, de « haine de soi ». Il est tout aussi difficile de critiquer en public la politique israélienne ou de remettre en question le soutien américain à Israël.
Ce soutien inconditionnel est rarement contesté car des groupes appartenant au lobby usent de leur influence pour s’assurer que le discours public relaie les arguments d’ordre stratégique et moral justifiant cette relation privilégiée.
Les réactions suscitées par livre de l’ex-président Jimmy Carter, Palestine : Peace Not Apartheid, illustrent parfaitement ce phénomène. Le livre de Carter est un appel personnel en faveur d’un engagement américain renouvelé dans le processus de paix, en grande partie fondé sur sa grande expérience de cette question au cours des trente dernières années.
Si certains peuvent contester ses arguments ou ses conclusions, son objectif final est la paix entre ces deux peuples, et Carter défend sans équivoque le droit d’Israël à vivre en paix et en sécurité. Pourtant, pour avoir suggéré que la politique israélienne dans les territoires occupés ressemblait au régime de l’apartheid en Afrique du Sud et dit ouvertement que des groupes pro-israéliens empêchaient les leaders américains de conduire fermement Israël sur le chemin de la paix, Carter a été victime d’une violente campagne de diffamation lancée par ces mêmes groupes.
Non seulement on a accusé Carter d’être antisémite et de détester les Juifs, mais certains lui ont même attribué une certaine sympathie pour les nazis 10. Parce que le lobby cherche à préserver les relations israélo-américaines et qu’à vrai dire ses arguments stratégiques et moraux ne tiennent pas la route, il n’a pas d’autre choix que de tenter d’étouffer ou de marginaliser toute tentative pour faire naître un débat sérieux.
En dépit des efforts du lobby, une frange importante de la population américaine – proche de 40 % – reconnaît que le soutien à Israël est l’une des principales causes de l’anti-américanisme dans le monde. Parmi les élites, le chiffre augmente considérablement . Par ailleurs, une proportion surprenante d’Américains ont conscience que le lobby exerce une influence considérable – et pas toujours positive – sur la politique étrangère américaine.
Un sondage national effectué en octobre 2006 a révélé que 39 % des personnes interrogées estimaient que « le travail du lobby pro-israélien auprès du Congrès et de l’administration Bush [était] un facteur clé de l’engagement dans la guerre d’Irak et de l’affrontement actuel avec l’Iran ».
Dans une étude menée en 2006 auprès de spécialistes des relations internationales aux États-Unis, 66 % des personnes interrogées ont déclaré être d’accord avec l’énoncé suivant : « Le lobby pro-israélien a trop d’influence sur la politique étrangère américaine . »
Bien que les Américains aient plutôt de la sympathie pour Israël, nombre d’entre eux contestent parfois la politique menée par l’État hébreu et voudraient pouvoir suspendre l’aide américaine lorsque les agissements d’Israël sont considérés comme contraires aux intérêts des États-Unis. Bien sûr, le public américain aurait une conscience accrue de l’influence du lobby et se montrerait plus dur envers Israël et sa relation privilégiée avec les États-Unis si l’on pouvait débattre plus ouvertement de ces questions.
Cela dit, on peut se demander pourquoi, étant donné l’opinion du public sur le lobby et Israël, les responsables politiques sont si frileux à l’idée de critiquer Israël et de conditionner leur aide au respect des intérêts des États-Unis. Le peuple américain n’exige certainement pas que ses responsables politiques soutiennent Israël en toutes circonstances.
Il existe un véritable gouffre entre l’opinion du public sur Israël et sa relation avec les États-Unis et la façon dont les décideurs à Washington conduisent la politique étrangère.
La principale raison de ce gouffre est la redoutable réputation dont jouit le lobby à Washington. Non seulement ce dernier exerce une influence non négligeable sur les décisions politiques prises aussi bien par les administrations démocrates que républicaines, mais il a encore plus de pouvoir sur le Congrès .
Le journaliste Michael Massing rapporte les propos de l’un de ses membres, ami d’Israël : « On peut compter sur une bonne moitié des députés – 250 à 300 membres – pour agir conformément aux voeux de l’AIPAC. »
De la même façon, Steven Rose, ancien responsable de l’AIPAC accusé d’avoir fourni à Israël des documents confidentiels, a illustré l’influence de cette organisation devant le journaliste du New Yorker Jeffrey Goldberg en dépliant une serviette devant lui : « En l’espace de vingt quatre heures, on pourrait obtenir la signature de soixante-quinze sénateurs sur cette serviette » Et ce ne sont pas là des paroles en l’air.
Comme nous le verrons, lorsque des questions concernant Israël sont soulevées, le Congrès vote conformément aux positions du lobby, et souvent avec une écrasante majorité.
Pourquoi est-il si difficile d’évoquer le lobby pro-israélien ?
Dans la mesure où les États-Unis sont une démocratie pluraliste où la liberté d’expression et d’association est garantie, il fallait s’attendre à ce que des groupes d’intérêts finissent par dominer le processus de prise de décision politique.
Il était également inévitable que, dans cette nation d’immigrants, certains de ces groupes d’intérêts se formeraient selon des critères ethniques, et qu’ils tenteraient d’influencer la politique étrangère américaine de différentes manières .
Les Américains d’origine cubaine ont fait pression pour maintenir l’embargo sur le régime de Castro, ceux d’origine arménienne ont poussé Washington à reconnaître le génocide de 1915, et plus récemment à limiter les relations américaines avec l’Azerbaïdjan, et ceux d’origine indienne ont récemment exprimé leur soutien au récent traité sur la sécurité et aux accords sur la coopération nucléaire. De telles actions sont une caractéristique essentielle de la vie politique américaine depuis ses origines, et les évoquer suscite rarement la controverse .
Pourtant, il est manifestement moins facile de parler ouvertement du lobby pro-israélien. La raison réside en partie dans le lobby lui-même, à la fois soucieux d’afficher son influence et prompt à attaquer quiconque ose suggérer que cette influence est trop importante ou pourrait porter atteinte aux intérêts américains. Mais il en est d’autres.
Pour commencer, remettre en question les pratiques et le rôle du lobby pro-israélien semble signifier, pour certains, remettre en cause la légitimité d’Israël.
Dans la mesure où certains États dans le monde refusent de reconnaître l’existence d’Israël et où certains détracteurs d’Israël et du lobby mettent en question la légitimité de l’État hébreu, nombre de ses sympathisants peuvent tout à fait assimiler une critique même bien intentionnée à une contestation implicite de l’existence même d’Israël.
Israël laisse peu de gens indifférents et ce pays, qui a joué un rôle important de refuge pour les Juifs ayant fui l’Holocauste, constitue un élément important de l’identité juive contemporaine ; il est donc inévitable que les gens se mobilisent lorsqu’ils pensent que l’on conteste sa légitimité ou son existence même.
Mais analyser la politique israélienne et les efforts de ses sympathisants américains ne signifie pas qu’on est contre Israël, tout comme analyser l’action de l’American Association of Retired Persons (AARP – Association américaine des retraités) ne signifie pas qu’on est contre les personnes âgées. Nous ne contestons pas le droit à l’existence d’Israël, nous ne remettons pas en question la légitimité de l’État hébreu. Certains affirment qu’Israël n’aurait jamais dû être créé, ou souhaitent voir Israël passer du statut d’État juif à celui de démocratie binationale.
Nous ne faisons pas partie de ceux-là. Au contraire, nous pensons que l’histoire du peuple juif et le principe d’autodétermination nationale sont suffisants pour légitimer un État juif. Nous pensons que les États-Unis doivent être prêts à venir en aide à Israël si sa survie était en jeu.
Et, même si nous nous intéressons à l’influence négative du lobby pro-israélien sur la politique étrangère américaine, nous sommes également convaincus qu’il porte aussi préjudice à Israël, ce qui est tout aussi regrettable à nos yeux.En outre, l’affirmation qu’un groupe d’intérêts essentiellement composé de Juifs a une influence importante – voir négative – sur la politique étrangère américaine suscitera à coup sûr le malaise – voire la crainte et la colère – d’un certain nombre d’Américains car elle ressemble à une accusation tout droit sortie des Protocoles des Sages de Sion, ce faux antisémite qui prétendait révéler l’existence d’un complot juif invisible et tout-puissant dont l’objectif était de contrôler le monde.
Aucun débat sur le pouvoir politique de la communauté juive ne peut avoir lieu sans que plane l’ombre de deux mille ans d’histoire, en particulier des siècles d’antisémitisme en Europe. Les chrétiens ont massacré des milliers de Juifs au cours des Croisades, les ont expulsés en masse de Grande- Bretagne, de France, d’Espagne, du Portugal et d’autres pays entre 1290 et 1497, et les ont confinés dans des ghettos dans d’autres parties d’Europe.
Les Juifs ont subi une violente répression pendant l’Inquisition, des pogroms meurtriers ont eu lieu en Europe de l’Est et en Russie à plusieurs reprises, et d’autres formes d’extrémisme antisémite étaient courantes jusqu’à il y a peu.
Cette histoire douloureuse atteint un sommet avec l’Holocauste nazi, qui a coûté la vie à presque six millions de Juifs. Les Juifs ont aussi – bien que moins durement –été persécutés dans diverses parties du monde arabe . Au vu de cette longue histoire de persécution, les Juifs américains sont, à juste titre, sensibles au moindre discours qui essaierait de les rendre responsables d’une politique qui tournerait mal.
Cette sensibilité se mêle au souvenir des théories du complot du genre de celle exposée dans les Protocoles des Sages de Sion. Les sinistres discours sur une secrète « influence juive » demeurent le fonds de commerce des néonazis et autres extrémistes, tels que l’ancien leader du Ku Klux Klan David Duke, ce qui ne fait que renforcer l’inquiétude des Juifs.
Parmi les éléments clés de telles accusations antisémites figure la thèse selon laquelle les Juifs exerceraient une influence souterraine en « contrôlant » les banques, les médias et d’autres grandes institutions. Ainsi, si quelqu’un dit que la presse américaine est plus favorable à Israël qu’à ses opposants, certains entendront le vieux refrain mensonger qui veut que « les Juifs contrôlent les médias ».
De la même façon, si quelqu’un relève que les Juifs américains ont pour coutume de donner aussi bien à des oeuvres de bienfaisance qu’à des organisations politiques, on le soupçonnera de laisser entendre que l’« argent juif » sert à acheter l’influence politique en sous main.
Bien entendu, quiconque fait un don à une campagne électorale agit pour soutenir une cause politique, et la quasi-totalité des groupes d’intérêts espèrent agir sur l’opinion publique et attirer l’attention des médias.
Évaluer les effets des contributions aux campagnes électorales, le travail de lobbying et les autres formes d’actions des groupes d’intérêts devrait constituer un exercice relativement courant et anodin, mais, étant donné le poids de l’antisémitisme par le passé, on peut comprendre pourquoi il est plus facile d’analyser l’influence du lobby pharmaceutique, des syndicats, des fabricants d’armes ou des Indiens-Américains, que celle du lobby pro-israélien. Ce qui rend le débat sur les groupes et personnalités pro-israéliens encore plus difficile est l’accusation séculaire de « double allégeance ».
Les Juifs de la Diaspora étaient soupçonnés d’être d’éternels étrangers incapables de s’intégrer et de devenir de bons patriotes parce qu’ils étaient jugés plus loyaux les uns envers les autres qu’à l’égard du pays dans lequel ils vivaient. La crainte des Juifs qui soutiennent aujourd’hui Israël est ainsi d’être considérés comme des Américains déloyaux.
Comme l’a souligné Hyman Bookbinder, l’ancien représentant à Washington de l’American Jewish Committee (AJC), « les Juifs réagissent de façon viscérale à l’idée qu’il y ait quelque chose d’antipatriotique » dans leur soutien à Israël.
Soyons clairs : nous rejetons de façon catégorique toutes ces thèses antisémites.
Selon nous, un Américain peut tout à fait légitimement se sentir profondément attaché à un pays étranger. En effet, les Américains ont le droit de détenir la double citoyenneté et de servir dans une armée étrangère –à moins, bien sûr, que le pays en question soit en guerre contre les États-Unis. Comme nous l’avons dit plus haut, de nombreux groupes ethniques ont déjà redoublé d’efforts pour persuader le gouvernement américain, ainsi que leurs compatriotes, de soutenir le pays étranger auquel ils sont profondément attachés.
Les gouvernements étrangers en question ont en général conscience des actions menées par ces groupes d’intérêts, et c’est tout naturellement qu’ils ont cherché à les utiliser pour influencer le gouvernement américain et atteindre ainsi leurs objectifs. Les Juifs américains ne sont pas différents de leurs compatriotes à cet égard .
Le lobby pro-israélien n’est ni une cabale ni un complot, ni rien de la sorte. C’est au contraire un groupe d’intérêts qui utilise de bonnes vieilles méthodes politiques. Les groupes pro-israéliens aux États-Unis ressemblent à cet égard à d’autres groupes d’intérêts tels que la National Rifle Association (NRA), l’AARP, ou des groupements professionnels comme l’American Petroleum Institute, qui eux non plus ne ménagent pas leurs efforts, la plupart du temps au grand jour, pour peser sur la législation et les choix présidentiels.
À quelques exceptions près, que nous aborderons dans les chapitres suivants, les actions du lobby sont tout ce qu’il y a de plus américain et de légitime. Nous ne croyons pas que le lobby soit tout-puissant, ni qu’il contrôle d’importantes institutions aux États-Unis.
Comme nous le verrons plus loin, il est arrivé plusieurs fois que le lobby n’obtienne pas gain de cause. Néanmoins, les preuves abondent de son influence considérable. L’AIPAC, l’un des groupes pro-israéliens les plus importants, vantait sa puissance sur son propre site internet, non seulement en dressant la liste de ses exploits, mais aussi en diffusant des citations d’éminents responsables politiques qui attestaient de sa capacité à influer sur les événements de façon à ce qu’ils profitent à Israël.
Par exemple, on pouvait lire une déclaration de l’ancien chef de l’opposition à la Chambre des représentants Richard Gephardt s’adressant à une assemblée de l’AIPAC : « Sans votre soutien de tous les instants […]et votre combat quotidien pour renforcer [les liens israélo-américains], il n’y aurait rien. »
Le professeur de droit à Harvard Alan Dershowitz, connu pour son franc-parler, souvent prompt à taxer les détracteurs d’Israël d’antisémitisme, a écrit que « [sa] génération de Juifs […] participait peut-être à l’effort le plus efficace de lobbying et de collecte de fonds de l’histoire de la démocratie. Vraiment, nous avons fait du beau travail, aussi loin que nous nous sommes permis, et que l’on nous a permis d’aller ».
J. J. Goldberg, rédacteur en chef de l’hebdomadaire juif Forward et auteur de Jewish Power : Inside the American Jewish Establishment, saisit toute la difficultéqu’il y a à parler du lobby : « Il semble que nous soyons forcés de choisir entre une mainmise juive totale et pernicieuse et une influence juive inexistante. »
En fait, remarque-t-il, « quelque part entre les deux existe une réalité dont personne ne veut parler, qui veut qu’il existe une entité qu’on appelle communauté juive, constituée d’un groupe d’organisations et de personnalités, et qui fait partie de la mêlée politique. Il n’y a rien de mal à jouer le jeu comme le font les autres ».
Entièrement d’accord. Mais nous pensons qu’il est juste et nécessaire d’examiner les conséquences que cette « mêlée » politique peut avoir sur l’Amérique et sur le monde.
Plan du livre
Pour cela, nous avons trois devoirs à remplir. Plus précisément, nous devons convaincre les lecteurs : que les États-Unis fournissent à Israël un soutien matériel et diplomatique hors du commun ; que l’influence du lobby en est la raison principale ; que ce soutien inconditionnel va à l’encontre de l’intérêt des États-Unis. Pour ce faire, nous procéderons comme suit.
Le chapitre 1 aborde de front la première question, en décrivant l’aide économique et militaire ainsi que le soutien diplomatique que les États-Unis apportent à Israël, en temps de guerre comme en temps de paix. Les chapitres suivants traitent eux aussi des différents éléments de la politique américaine au Moyen-Orient entièrement ou en partie conçus pour avantager Israël par rapport à ses rivaux.
Les chapitres 2 et 3 évaluent les principaux arguments invoqués en général pour justifier ou expliquer ce soutien exceptionnel. Cette évaluation critique est nécessaire pour des raisons méthodologiques : afin d’évaluer correctement l’influence du lobby pro-israélien, il nous faut examiner d’autres explications possibles à la « relation privilégiée » entre les deux pays.
Dans le chapitre 2, nous nous pencherons sur l’argument répandu qui veut qu’Israël mérite un soutien sans bornes parce qu’il constitue un atout stratégique précieux.
Nous démontrons que, bien qu’Israël ait été un atout au cours de la Guerre froide, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Apporter un tel soutien à Israël ne fait qu’aggraver la menace du terrorisme et complique la tâche des États-Unis au Moyen-Orient. Ce soutien inconditionnel perturbe également les relations qu’entretiennent les États-Unis avec un certain nombre d’autres pays dans le monde, ce qui s’avère politiquement coûteux pour les États-Unis.
Et pourtant, alors que son coût a augmenté et que ses bénéfices ont chuté, ce soutien continue d’augmenter. Cette situation suggère qu’un facteur autre que stratégique est à l’oeuvre.
Le chapitre 3 examine les différents arguments de type moral auxquels les Israéliens et leurs sympathisants américains ont souvent recours pour expliquer le soutien américain.
Nous y étudions en particulier la thèse selon laquelle les États-Unis soutiennent Israël parce que les deux États partagent certaines « valeurs démocratiques », parce que Israël est un David faible et vulnérable face à un puissant Goliath arabe, parce que son attitude a toujours été plus morale que celle de ses adversaires, ou parce que Israël a toujours recherché la paix lorsque ses voisins choisissaient la guerre.
Si cet examen est nécessaire, ce n’est pas parce que nous éprouvons une quelconque animosité vis-à-vis d’Israël ni parce que nous pensons que son attitude est pire que celle des autres États, mais parce que ces arguments d’ordre moral sont très souvent utilisés pour justifier l’exceptionnelle abondance de moyens que les États-Unis mettent en oeuvre pour aider Israël.
Nous arrivons à la conclusion que, même si l’existence d’Israël repose sur de solides bases morales, celles-ci ne suffisent pas à justifier un soutien de cette ampleur. Ce qui suggère à nouveau qu’un autre facteur est à l’oeuvre.
Après avoir établi que ni les intérêts stratégiques ni les arguments d’ordre moral ne pouvaient à eux seuls expliquer ce soutien, nous nous concentrons donc sur cet « autre facteur ». Le chapitre 4 identifie les différentes composantes du lobby et décrit comment cette coalition aux contours flous a évolué au fil du temps.
Nous mettons l’accent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un seul mouvement unifié, que ses différents éléments sont parfois en désaccord sur certaines questions, et qu’il comprend des Juifs comme des non-Juifs, ainsi que les « sionistes chrétiens ».
Nous évoquons également la dérive progressive vers la droite de certaines organisations importantes du lobby, qui deviennent de moins en moins représentatives d’une population au nom de laquelle elles prétendent souvent s’exprimer.
Dans ce chapitre, nous nous demandons également si les groupes arabes-américains, le soi-disant lobby pétrolier, ou les riches producteurs arabes de pétrole, ne forment pas un contrepoids important au lobby pro israélien, voire la véritable force agissante de la politique américaine au Moyen-Orient.
Par exemple, beaucoup de gens semblent croire que l’invasion de l’Irak avait surtout à voir avec le pétrole et que les intérêts des grands groupes pétroliers ont poussé les États-Unis à attaquer ce pays.
Ce n’est pourtant pas le cas : bien que l’accès au pétrole constitue bien évidemment un intérêt de poids, il existe de bonnes raisons de penser que les Arabes-Américains, les compagnies pétrolières et la famille royale saoudienne exercent beaucoup moins d’influence sur la politique étrangère américaine que le lobby pro-israélien.
Dans les chapitres 5 et 6, nous décrivons les différentes stratégies auxquelles les groupes du lobby ont recours pour promouvoir les intérêts d’Israël aux États-Unis. En plus des pressions directes exercées sur le Congrès, le lobby récompense – ou punit – les responsables politiques, grâce au levier que constitue le financement des campagnes électorales.
Les organisations du lobby exercent également des pressions sur l’administration en place de plusieurs manières, n’hésitant pas par exemple à utiliser ceux qui partagent leurs vues.
Le lobby n’a pas non plus ménagé ses efforts pour influencer le discours public sur Israël en faisant pression sur les médias et le milieu universitaire et en assurant sa présence au sein de puissants think tanks. Accuser les détracteurs d’Israël d’antisémitisme fait partie de ce travail auprès de l’opinion publique, tactique destinée à discréditer et marginaliser toute personne contestant la relation entre les deux pays.
Une fois ces tâches accomplies, la seconde partie du livre éclaire le rôle du lobby dans la définition de la politique américaine au Moyen-Orient. Notre argument – nous insistons sur ce point – n’est pas que le lobby est le seul facteur d’influence sur la prise de décisions dans ce domaine. Le lobby n’est pas tout-puissant, il n’obtient donc pas gain de cause à chaque fois.
Mais il est redoutablement efficace lorsqu’il s’agit d’orienter la politique américaine à l’égard Israël et de la région dans l’intérêt de l’État hébreu – et, croit-on, des États-Unis. Malheureusement, la politique qu’il a soutenue a porté un préjudice considérable aux intérêts américains mais aussi causé du tort à Israël.
Après une brève introduction pour planter le décor, le chapitre 7 montre que les États-Unis ont constamment soutenu les efforts d’Israël visant à réprimer ou limiter les aspirations nationales des Palestiniens. Même lorsque les présidents américains essaient de contraindre Israël à faire des concessions ou de se désolidariser de la politique israélienne – comme l’a tenté le président George W. Bush à plusieurs reprises depuis le 11 septembre 2001 –, le lobby intervient et les fait rentrer dans le rang.
Ce qui a eu pour résultats de ternir davantage l’image des États-Unis, de perpétuer la souffrance des deux côtés de la frontière israélo-palestinienne, et d’accentuer la radicalisation des Palestiniens. Et rien de tout ça n’est dans l’intérêt de l’Amérique ou d’Israël.
Dans le chapitre 8, nous démontrons que le lobby – et en particulier les néo conservateurs en son sein – est largement à l’origine de la décision de l’administration Bush d’envahir l’Irak en 2003. Certes – nous insistons sur ce point –, le lobby n’est pas seul à l’origine de cette guerre : les attaques du 11 septembre ont eu un impact certain sur la politique étrangère de l’administration Bush et sa volonté de faire tomber Saddam Hussein. Mais, sans le lobby, la guerre n’aurait sûrement pas eu lieu.
En somme, son influence fut une condition nécessaire mais non suffisante de cette entrée en guerre qui s’est révélée un désastre pour les États-Unis et une aubaine pour l’Iran – l’ennemi le plus sérieux d’Israël dans la région.
Le chapitre 9 décrit l’évolution de la difficile relation de l’Amérique avec le régime syrien et révèle comment le lobby a poussé Washington à prendre des mesures hostiles à la Syrie (y compris à brandir quelques menaces de changement de régime) lorsque cela correspondait au souhait du gouvernement israélien.
Certes, les États-Unis et la Syrie ne seraient certainement pas devenus des alliés dans l’hypothèse où certains groupes clés du lobby auraient été moins influents, mais les États-Unis auraient pu choisir une approche moins conflictuelle, voire envisager une coopération limitée, mais profitable, avec la Syrie.
En effet, sans le lobby, Israël et la Syrie auraient peut-être déjà signé des accords de paix, et Damas ne soutiendrait peut-être pas le Hezbollah au Liban, ce qui serait bénéfique pour les États-Unis comme pour l’État hébreu.
Dans le chapitre 10, nous étudions le rôle du lobby dans la politique américaine à l’égard de l’Iran. Washington et Téhéran entretiennent des relations houleuses depuis la révolution qui provoqua la chute du Shah en 1979, et Israël en est venu à considérer l’Iran comme son adversaire le plus dangereux, au vu de ses ambitions nucléaires et de son soutien à des groupes comme le Hezbollah.
Par conséquent, Israël et le lobby pro-israélien ont à plusieurs reprises poussé les États-Unis à s’en prendre à l’Iran et se sont employés à faire échouer plusieurs opportunités de détente.
Il en résulte malheureusement que les ambitions nucléaires de l’Iran ont pris de l’ampleur et que des éléments plus extrémistes du régime sont arrivés au pouvoir à Téhéran (comme l’actuel président Mahmoud Ahmadinejad), ce qui ne fait qu’aggraver une situation déjà tendue.
Le Liban est au coeur du chapitre 11, et nous employons à peu de chose près le même schéma que précédemment. Nous soutenons que la réponse d’Israël aux provocations injustifiées du Hezbollah au cours de l’été 2006 a été une erreur stratégique et un acte moralement condamnable ; pourtant, le lobby n’a pas laissé d’autre choix aux dirigeants américains que celui de soutenir fermement Israël.
Nous avons là une nouvelle illustration de son influence déplorable sur les intérêts américains et israéliens : en empêchant les responsables politiques américains de prendre du recul et de donner un avis honnête et critique à leurs homologues israéliens, le lobby a encouragé une politique qui a terni davantage encore l’image de l’Amérique, affaibli le gouvernement démocratiquement élu de Beyrouth, et renforcé le Hezbollah.
Le dernier chapitre explore divers moyens d’améliorer cette situation. Nous commençons par définir les intérêts fondamentaux de l’Amérique au Moyen-Orient, puis nous esquissons les grandes lignes d’une stratégie de « contrôle à distance » (offshore balancing) – susceptible de défendre plus efficacement nos intérêts. Nous ne demandons pas que les États-Unis se désolidarisent d’Israël – au contraire, nous approuvons pleinement l’engagement de notre pays à venir en aide à Israël s’il en allait de sa survie.
Mais nous considérons qu’il est temps de traiter Israël comme un pays normal et de conditionner l’aide américaine à la fin de l’occupation et au respect des intérêts américains. Pour accomplir cette volte-face, il faut affronter la puissance et l’agenda politiques du lobby ; il nous faudra donc quelques pistes pour faire en sorte que son influence soit plus bénéfique, tant pour les États-Unis que pour Israël.
Nos sources
Aucun auteur n’est une île, et les pages qui suivent doivent énormément à tous ceux, universitaires ou non, qui se sont penchés sur ces sujets avant nous. Tout d’abord, il existe une immense littérature académique sur les groupes d’intérêts qui nous a permis de comprendre comment des petits groupes aux objectifs ciblés pouvaient exercer une influence bien supérieure à leur poids dans la population.
Il existe également une littérature considérable sur l’impact des groupes ethniques sur la politique étrangère américaine, qui confirme que le lobby pro-israélien n’est pas le seul à agir comme il le fait, mais qu’il est bel et bien le seul à posséder un tel degré d’influence .
Un second ensemble d’ouvrages traitent du lobby lui-même. Nombreux sont les journalistes, universitaires et anciens responsables politiques à avoir écrit sur le lobby. Critiques ou non, ces ouvrages regorgent d’informations sur les manières dont le lobby s’est employé à influencer la politique étrangère américaine. Nous espérons que notre livre prolongera le chemin ouvert par ces pionniers .
Nous avons également tiré un immense profit d’autres études, trop nombreuses pour toutes les citer, qui traitent d’aspects particuliers de la politique américaine au Moyen-Orient, des relations israélo-américaines, ou de questions politiques bien précises.
Bien que certains de ces livres – tels que The Other Arab-Israeli Conflict : Making America’s Middle East Policy from Truman to Reagan de Steven Spiegel et Support Any Friend : Kennedy’s Middle East and the Making of the U.S.-Israel Alliance de Warren Bass – aient tendance à minimiser son influence, des ouvrages sérieux contiennent néanmoins une foule d’éléments sur le lobby et son influence grandissante .
Un dernier ensemble d’ouvrages nous ont considérablement aidés à réfléchir sur Israël, le lobby, et les liens qui unissent l’Amérique à l’État hébreu. S’appuyant sur de nombreux documents d’archives, les « nouveaux historiens » israéliens tels que Shlomo Ben Ami, Simha Flapan, Baruch Kimmerling, Benny Morris, Ilan Pappe, Tom Segev, Avi Shlaim et Zeev Sternhell ont, ces vingt dernières années, réexaminé l’histoire de la création d’Israëlet de la politique adoptée par la suite à l’égard des États voisins et des Palestiniens .
Des chercheurs non israéliens ont, eux aussi, contribué à rétablir la vérité historique 29. Ensemble, ils ont réfuté la version originelle et largement romancée de la création de l’État d’Israël, dans laquelle les Juifs ont généralement le beau rôle et les Arabes le mauvais.
De plus, ces ouvrages précisent bien qu’après avoir conquis son indépendance, Israël a adopté une attitude beaucoup plus agressive envers les Palestiniens et les autres peuples arabes qu’on ne le reconnaît en général.
Il existe un certain nombre de désaccords entre ces historiens, et nous ne sommes pas d’accord avec tous leurs arguments. Néanmoins, l’histoire qu’ils racontent ne présente pas seulement un intérêt académique.
On peut même dire qu’elle a de profondes conséquences sur la façon dont on peut considérer les raisons d’ordre moral justifiant le soutien à Israël plutôt qu’aux Palestiniens. Elle nous aide également à comprendre pourquoi tant de gens dans le monde arabo-musulman en veulent énormément aux États-Unis de soutenir Israël de manière aussi absolue et inconditionnelle.
Remarque sur nos sources
Il convient de faire une dernière remarque sur nos sources avant de commencer. Une grande partie de cette étude – et tout particulièrement sa seconde partie – traite d’événements récents ou dont l’issue demeure incertaine.
Étant donné que les documents officiels ne sont pas accessibles aux universitaires, il nous a fallu nous appuyer sur d’autres sources : journaux, magazines, livres, rapports d’organisations de défense des droits de l’homme, émissions de télévision et de radio, interviews menées par nos soins. Dans quelques cas, nous avons dû travailler sans un rapport complet des événements.
Bien que cela nous semble peu probable, certaines parties de notre livre devront être actualisées lorsque les documents officiels seront enfin disponibles.
Afin de nous assurer de la solidité de notre argumentation, nous avons pris soin d’étayer chaque point important par de multiples sources, ce qui explique la profusion de notes à la fin du livre. Nous nous sommes aussi considérablement appuyés sur des sources israéliennes telles que Ha’aretz et le Jerusalem Post, ainsi que sur les textes d’universitaires israéliens.
Des publications juives américaines telles que Forward et Jewish Week ont également constitué une source de renseignements indispensable. Non seulement ces sources contiennent des informations absentes des grands médias aux États-Unis mais, dans l’ensemble, il n’y avait guère de chances que ces journaux et ces revues approuvent nos thèses sur le lobby. Ce qui devrait rendre nos conclusions d’autant moins contestables.
Notre analyse s’ouvre sur une description du soutien matériel et diplomatique que les États-Unis fournissent à Israël. Le fait que l’Amérique apporte un soutien considérable à l’État hébreu n’est pas à proprement parler une découverte, mais les lecteurs pourront être surpris par l’ampleur et les formes de cette générosité.
Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine - John J. Mearsheimer, Stephen M. Walt (Traduit de l’américain par Nicolas Guilhot, Laure Manceau, Nadia Marzouki et Marc Saint-Upéry) - La Découverte, Paris, 2007 -
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire