3 juin
par Chafik Ben Rouine, Mehdi Khodjet el Khil
S&P a abaissé mercredi 23 mai 2012, de deux crans, la note de la dette à long terme de la Tunisie à « BB », ce qui signifie que le pays est classé dans la catégorie des emprunts spéculatifs. En d’autre terme, S&P pense que la Tunisie risque, à long terme, de se trouver incapable d’honorer ses engagements sur ses dettes extérieures. La conséquence immédiate de cette notation est l’augmentation de la prime de risque des emprunts tunisiens sur les marchés financiers internationaux, c’est-à-dire l’alourdissement des taux d’intérêts pour le pays et l’accroissement des rendements pour les créanciers.
Contrairement à ce qu’a souligné Mustapha Kamel Nabli, la dégradation de la note n’est pas plus liée aux incertitudes politiques qu’à la situation économique de la Tunisie. En effet, dans son rapport S&P justifie sa notation principalement par :
- L’incertitude politique à moyen terme
- La baisse des recettes touristiques.
- La fragilité du système bancaire tunisien
- L’augmentation du déficit budgétaire
- Le creusement du déficit commercial.
- La dépendance des exportations tunisiennes au marché européen en berne.
- La dette extérieure en expansion rapide.
Au-delà de l’aspect technique des indicateurs économiques et sociaux qui ont conduit S&P à abaissé de deux crans la notation de la Tunisie, nous verrons qu’il existe un lien commun entre les différents marqueurs macroéconomiques qui est de nature structurel et systémique et révèle les déficiences de l’environnement et de la politique économique et monétaire du pays.
1. Le contexte macroéconomique
S&P indique que le PIB de la Tunisie s’est contracté de 1,8% en 2011 contre une anticipation précédente de 0%.
Avec un PIB par habitant actuellement à moins de $ 5000, la Tunisie est un pays à revenu moyen ayant des besoins de développement qui devraient rester élevés à moyen et à long terme, contraignant à la flexibilité des dépenses fiscales.
Depuis la révolution de Janvier 2011, le taux de chômage a fortement augmenté pour être désormais estimé à plus de 18%.
La chute des recettes du secteur touristique et le creusement du déficit commercial ont conduit à une forte diminution des réserves de devises combinées à une forte augmentation du stock de la dette extérieure notamment à court terme.
Le déficit du compte courant s’est fortement creusé à environ 7,5% du PIB (deux
points de pourcentage plus élevé que la précédente prévision) et S&P qu’il restera supérieur à 5,0% jusqu’en 2015.
points de pourcentage plus élevé que la précédente prévision) et S&P qu’il restera supérieur à 5,0% jusqu’en 2015.
S&P prévoit un déficit budgétaire de 7 % du PIB pour 2012 (contre 6,6% pour la prévision du gouvernement) alors que la dernière prévision pour 2012 était de 3,9 %.
S&P explique que l’augmentation des dépenses publiques a eu lieu pour soutenir la demande intérieure et augmenter les moyens de subsistance ce qui a permis à la Tunisie d’éviter de l’aggravation de la récession en 2011, mais a conduit à une forte détérioration des finances publiques.
S&P s’attend à ce que l’assainissement des finances publiques se fasse graduellement du fait des conditions économiques et sociales difficiles. Ainsi, S&P anticipe un déficit supérieure à 3,0% du PIB jusqu’en 2015.
S&P prévoit que le gouvernement aura recours à un endettement extérieur accru pour solder le déficit budgétaire de 2012. Ainsi, la dette extérieure de l’administration publique augmentera sensiblement pour culminer à 49% en 2013, après avoir été d’environ 40% en 2010.
S&P indique que la dette extérieure nette et les besoins bruts de financement extérieur ont fortement augmenté par rapport aux recettes du compte courant et les réserves de devises.
S&P évalue le besoin de financement extérieur de la Tunisie en 2012 autour de 109% des recettes du compte courant et des réserves de devises utilisables. Ces besoins seront financés par des emprunts du secteur public auprès des créanciers officiels, les IDE et une augmentation de la dette du secteur privé.
2. Analyse de la publication de S&P :
Selon le Ministère des Finances, la loi de finances 2011 votée avant la révolution prévoyait un déficit budgétaire de 1.7 milliards de DNT, soit 2.5 % du PIB. Après la révolution, le gouvernement de transition de Sebssi a voté une loi complémentaire prévoyant un déficit budgétaire de 3.359 milliards de dinars, soit 5.1 % du PIB. En parallèle, le gouvernement Sebssi a signé un contrat de prêt à hauteur de plus de 2 milliards de dinars avec la Banque Mondiale, la Banque Africaine de Développement, l’Agence Française de Développement, ainsi que l’Union Européenne pour un « programme d’appui à la révolution », dont on a vu aucun effet, pas même celui de la transparence et de l’accès aux données et à l’information publique.
Quelle est la cause de ce déficit exceptionnellement élevé ? Il suffit pour cela de se référer au budget 2011 de la Tunisie pour constater que le service de la dette, c’est-à-dire ce qu’a dû rembourser la Tunisie sur l’année 2011, s’élève à 3.415 milliards de dinars, soit légèrement plus que le déficit budgétaire de la Tunisie pour la même année.
En d’autres termes, si le gouvernement de Sebssi avait suivi les membres de la société civile qui exigeaient une suspension du remboursement de la dette et un moratoire pour effectuer un audit, en 2011 la Tunisie aurait été en excédent budgétaire ! Le solde budgétaire primaire, c’est-à-dire les recettes moins les dépenses hors service de la dette, de la Tunisie est donc en équilibre, ce qui montre que les finances fondamentales de l’État sont théoriquement saines. Le moratoire était d’autant plus justifié que la situation exceptionnelle donnait un avantage certain au gouvernement pour exposer la suspension du remboursement comme une aide, un répit, et l’audit comme un acte de transparence vis-à-vis du peuple, mais ce gouvernement a préféré reconnaître la dette odieuse de Ben Ali, la payer de manière inconditionnelle et endetter encore plus la Tunisie au sommet du G8 à Deauville ainsi que sur les marchés financiers internationaux (MFI).
Il est indéniable qu’une des causes de l’aggravation du déficit de la balance courante est une perte de revenus du secteur touristique sur l’année 2011, mais cela reste une cause de circonstance due aux bouleversements faisant suite à la révolution début de la même année. Parmi les causes structurelles, il y a en premier lieu, mais de manière assez limitée, le remboursement des intérêts de la dette qui sont comptabilisés dans le solde de la balance courante (cf. site de la BCT). En second lieu, la structure essentielle du déficit provient des échanges de biens de marchandises, déficit qui s’est structuré et qui n’a fait que s’aggraver comme nous l’avons montré dans notre article sur le partenariat commercial avec l’Union Européenne. La dépendance des exportations de la Tunisie au marché européen qui lui-même est en berne et ne présente que des perspectives très négatives est fatal au déficit budgétaire et commercial. Ces déficits sont en grande partie dû aux accords de libre-échange signés entre la Tunisie et l’Union Européenne qui ont également conduit à aggraver la balance courante du pays étant entendu que l’UE est le premier partenaire de la Tunisie à hauteur de 80 % de son commerce extérieur. Il devient impératif de renégocier ces accords. Ni le gouvernement de Sebssi, ni celui issu des urnes ne se sont attelés à la tâche, mais bien au contraire ils n’ont fait qu’approfondir cette inégalité en signant des accords validant les précédents et continuant ainsi les rapports de domination comme l’a dénoncé la députée européenne Marie-Christine Vergiat.
Si le gouvernement actuel n’est pas en mesure de renégocier ces accords, alors qu’il fasse en sorte de diversifier les partenaires de la Tunisie pour être moins dépendant de l’Union Européenne en développant un commerce Sud-Sud et en privilégiant les pays BRICS qui offrent des opportunités de développement bien plus avantageux pour la Tunisie. En effet,selon les dernières projections macroéconomiques pour la zone euro publiées en Mars 2012, la BCE prévoit une croissance entre -0.5 % et 0.3 % en 2012 et entre 0 % et 2.2 % en 2013 pour toute la zone euro dont la Tunisie est dépendante à 80 %, rappelons-le.
Interprétation du rapport de S&P :
Il faut pointer du doigt deux aspects du rapport de S&P :
1- la dégradation de la note de la note de la Tunisie ne concerne que les MFI, et la Tunisie n’a rien à faire sur les MFI sinon de vouloir saigner le pays au profit d’une oligarchie financière. En effet, les MFI appliquent les plus forts taux d’intérêts qui existent. Recourir à ces marchés est une erreur grave et dans l’état actuel un suicide au vu du poids et de la charge de la dette sur l’économie tunisienne.
Sur le site du Ministère des Finances, nous pouvons remonter jusqu’à 2007 pour étudier le nombre de fois où la Tunisie est allée se financer sur les MFI. Il apparaît que la Tunisie n’est sortie que deux fois en cinq ans. La dernière sortie remonte à l’année dernière en 2011. En effet, la loi de finances ante-révolution n’avait pas prévu de financement sur les MFI. Or le gouvernement de Sebssi est sorti se financer sur les MFI à hauteur de 975 millions de dinars alors même qu’au lendemain de la révolution la note de la Tunisie a été abaissée.
Les cris d’orfraie des experts financiers expriment plus leur propre panique plutôt que celle de l’État qui devrait raisonnablement éviter d’aller se financer sur les MFI dans de telles conditions. Bien entendu, cette situation ne prévaut que si la BCT ne change pas ses statuts pour coller à ceux de la BCE et livrer littéralement la Tunisie en proie aux marchés financiers internationaux, ce que semble vouloir le Gouverneur actuellement en poste en exigeant l’indépendance de la BCT (voir nos articles ici et là).
2- La dégradation de la note est sur le moyen et long terme. Or une anticipation sur le long terme par une agence de notation est donnée sur une période de deux ans au moins. Ce qui veut dire que S&P aurait normalement dû dégrader la note pour une perspective allant jusqu’à deux ans. Pourtant, lorsqu’on lit le rapport, les anticipations de S&P sont pour la plupart à l’horizon de mi-2013 soit un an tout au plus.
Conclusion de l’interprétation : S&P a dégradé la note pour faire mal au pays bien que les conséquences sont limitées voire inexistantes si la Tunisie ne s’expose pas aux MFI. L’objectif de l’agence est clairement politique et n’a de but que de semer la discorde et la zizanie avant les élections de mi-2013.
La solution : il n’y a pas de remède miracle. La Tunisie se dirige techniquement tout droit vers un défaut de paiement sur sa dette. Il y a deux scenarii possibles :
1- Soit le défaut n’est pas maîtrisé et surviendra dans un an ou deux maximum parce que les caisses sont déjà vides et que le recours aux MFI par Sebssi et l’actuel gouvernement ne font qu’accélérer la faillite du pays.
2- Soit le défaut est contrôlé, maîtrisé et légal par un moratoire sur la dette, l’audit indépendant des créances, des finances et de la BCT suivi de l’annulation de la dette odieuse et illégitime. Ce qui aura pour conséquence d’améliorer les comptes de l’État : budget, balance courante, balance des paiements, et donc in fine, améliorer la solvabilité du pays.
2- Soit le défaut est contrôlé, maîtrisé et légal par un moratoire sur la dette, l’audit indépendant des créances, des finances et de la BCT suivi de l’annulation de la dette odieuse et illégitime. Ce qui aura pour conséquence d’améliorer les comptes de l’État : budget, balance courante, balance des paiements, et donc in fine, améliorer la solvabilité du pays.
Pour le premier scénario cela impliquera que la Tunisie sera mise sous tutelle politique et financière de l’oligarchie financière. Celle-ci sera alors en mesure d’exiger tout du pays et notamment l’exploitation des ressources naturelles tel que le pétrole, le phosphate, l’uranium, etc… Comme elle l’a fait pour nombre de pays (voir le reportage « Zambie, à qui profite le cuivre ? », lauréat du prix Albert Londres Audiovisuel, pour illustrer la méthode d’accaparement des ressources).
Pour le deuxième scénario cela signifie que l’actuel gouvernement doit prendre la décision courageuse (actuellement inexistante) et politique d’un défaut maîtrisé.
Pour le deuxième scénario cela signifie que l’actuel gouvernement doit prendre la décision courageuse (actuellement inexistante) et politique d’un défaut maîtrisé.
Aujourd’hui la Tunisie a besoin d’argent pour conduire une politique de développement basée sur une croissance endogène et des investissements d’avenir. L’unique moyen de financer et d’amorcer un tel programme ne peut venir que des économies réalisées par un défaut contrôlé, maîtrisé et légal de la dette publique extérieure via un audit citoyen que nous appelons de nos vœux.
Suivez la campagne Yezzina Meddyoun, interpellez les élus sur la question et signez la pétition pour exiger cet audit pour plus de transparence sur le passé et les choix économiques de la Tunisie.
1er Juin 2012
Mehdi Khodjet el Khil
Chafik Ben Rouine
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