lundi 18 juin 2012

De Ben Laden à Merah : de l’icône à l’image


L’AFFAIRE MERAH : PREMIÈRE PARTIE



Les sociologues Tülay Umay et Jean-Claude Paye se penchent ici sur deux affaires symptomatiques du mode de contrôle des opinions en système post-démocratique. Du 11 septembre à l’affaire Merah, en passant par le traitement médiatique de la guerre contre la Syrie, les populations des pays occidentaux sont sommées d’adhérer sans réserve à la version des événements voulue par la classe dominante. Les images se bousculent, les experts se succèdent, les articles s’accumulent, alors il faut croire et consentir. Parce que le pouvoir réside dans la capacité à imposer les mensonges qui nous arrangent, les morts médiatiques de Ben Laden et de Mohamed Merah ne sont pas tant des opérations d’influence que de brutales démonstrations de puissance, des injonctions à se soumettre.
RÉSEAU VOLTAIRE 
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L’instrumentalisation de l’affaire Merah a été relevée par de nombreux observateurs. Le ministre de l’Intérieur Claude Géant est apparu, en violation avec la séparation des pouvoirs, comme le directeur des opérations judiciaires. Cependant, il ne s’agit là que de l’aspect secondaire de cette affaire. L’élément principal réside dans la capacité du pouvoir de s’exhiber comme terrorisme d’État, sans voilement et sans que cela suscite de réactions. Cette manifestation de toute puissance crée un état de sidération. Le pouvoir se donne la possibilité de nommer les individus comme terroristes, de les exécuter sans jugement et de nous enfermer dans l’injonction surmoïque de se taire
Le discours des guerres de l’Empire, la lutte contre le terrorisme, ainsi que l’affaire Merah, ne peuvent être réduits à de simples actions de propagande. La production d’une fausse conscience n’est pas l’élément premier [1]. Ce qui est essentiel dans l’affaire Merah, comme dans l’ensemble de la lutte antiterroriste, n’est pas la manipulation des mots et du visible, mais le déni de la fonction du langage. Ainsi, les mots ne se séparent plus des choses. Comme le sujet n’est plus un « parlêtre » [2], il se réduit à un effet de la « langue » du pouvoir, à un ensemble d’attributs définissant sa substance : « terroriste », « frustré », « fondamentaliste »...

De l’icône à l’image idétique

Si l’attaque du 11 septembre 2001 constitue l’acte fondateur d’un processus de désubjectivation, la fabrication de l’image du terrorisme n’a cessé d’occuper la place de la réalité concrète afin de la renverser. A travers l’affaire Merah, ce processus connaît une nouvelle étape. Elle est semblable à celle mise en place lors de la « capture » de Ben Laden ou développée à travers l’affaire Tarnac [3]. Elle innove par rapport à la médiatisation des attentats du 11 septembre, en assurant le passage d’une image figurative à une image pure.
Les videos des tours du WTC avec les avions encastrés ont un caractère iconique. Cette visibilité révèle une invisibilité, celle de la guerre des civilisations, de la lutte du bien contre le mal. Ces icônes montrent quelque chose qui est du registre de la voix silencieuse, du cri des victimes, elles procèdent à l’inscription du nom. Elles vont permettre aux spectateurs, à travers ce qu’ils voient [4]  : l’effondrement des tours, d’identifier ce qu’ils ne voient pas : la vérité non observable, la figure de Ben Laden. L’image porte la voix des victimes qui authentifie la responsabilité de l’islamiste. Elle est donation de sens.
L’imagerie du 11 septembre occupe la place du symbole. La rupture du sujet avec le langage n’est pas complète. Le sujet morcelé dans le réel garde un élément d’unification dans la voix de l’Autre, dans la nomination de Ben Laden comme incarnation du Mal. Ben Laden est une personnification du Mal. Le Mal a un visage incarné par l’icône.
L’affaire Merah, au contraire, n’est pas un récit, ni une construction qui tient du mythe. Merah, c’est personne [5] , ce qui veut aussi dire n’importe qui. C’est un individu quelconque, dont le profil peut être utilisable et sur lequel la police engage une force militaire. Cela nous installe dans une sidération produite par un excès de présence de l’invisibilité, par la manifestation d’un surcroît de puissance du pouvoir.
Comme dans la « mort de Ben Laden », il nous est demandé de croire, non en l’icône, en la trace qui nous révèle l’invisibilité, mais en une image pure débarrassée de tout élément physique. Contrairement au lynchage de Kadhafi ou à la pendaison en direct de Sadam Hussein, la vidéo des massacres attribués à Merah, qui pourrait constituer une preuve de sa culpabilité, ne sera pas diffusée. Il en a été de même en ce qui concerne la mort de Ben Laden. L’armée US a déclaré qu’elle avait fait disparaître toute trace du cadavre en le jetant dans la mer. Les deux affaires sont des injonctions de croire en une image conceptuelle, en une image que l’on ne peut voir.

L’interdiction de la parole

La plainte contre le RAID que compte déposer l’avocate mandatée par la famille de Mohammed Merah, ainsi que celle déjà portée par le père d’un des militaires tués en mars, contre Nicolas Sarkozy et le directeur des services de renseignements, [6] pourraient réactiver cette affaire. Auparavant, celle-ci avait disparu des médias. Si elle avait été intense, sa vie médiatique a été courte, s’étant immédiatement éteinte après son instrumentalisation par le pouvoir exécutif.
Généralement, peu de commentaires ont été effectués, même durant le moment la plus dense de sa médiatisation. Cela s’explique par le fait que les images ne donnent rien à observer qui puisse être analysé. Elles sont libres de tout objet afin de laisser la place à la voix des victimes des massacres de Toulouse et de Montauban. Tout ce qui relève de ces évènements nous laisse sans réaction. Toute tentative de sortir de cet état de sidération, en rétablissant une distance vis à vis de l’évènement, est également stigmatisée. Une professeure d’un collège de Lavelanet a appris à ses dépends qu’elle ne pouvait, afin de réaliser sa mission d’enseignante, faire référence à cet évènement largement médiatisé. Il lui a été interdit de procéder à une opération de rétablissement du langage et de construction d’une argumentation.
Elle a été mise à pied par le rectorat ce 13 avril. Elle avait donné à ses élèves comme sujet de dissertation : « Est-ce une bonne chose d’avoir tué Mohamed Merah ? »« Pour qui ? ». Le recteur a justifié sa sanction en dénonçant l’intitulé « qui suppose que le fait de tuer quelqu’un pourrait être une bonne chose ». Substituant une réponse à la question, il opère ainsi un renversement de celle-ci. Cette procédure de déni nous confirme que rien dans cette affaire ne peut conduire à un questionnement.
En réponse à la controverse, l’enseignante soulignait : « J’ai répondu à une demande des enfants eux-mêmes. L’argumentation figure bien au programme des élèves de troisième. Ce travail devait leur permettre de réfléchir sur l’actualité, de prendre du recul, de s’exprimer sur un sujet qui les a choqués. Si nous, enseignants, nous ne pouvons plus faire réfléchir nos élèves, qui le fera ? » [7] . L’initiative de la professeure sanctionnée était bien une tentative de sortir de la certitude de l’image, un essai de désidération par le rétablissement de la parole.

Un spectacle de télé-réalité : l’image du rien

Des heures durant, les spectateurs ont été mis en face d’un spectacle de télé réalité faisant progressivement passer l’assiégé du statut de suspect principal à celui de tueur. L’assaut du RAID contre l’appartement de Merah a été diffusé en temps réel. Pendant 32 heures, nous n’avons pas été le témoin d’évènements qui ont pu être analysés en tant qu’objets séparés de l’observateur. Au contraire, les images et commentaires diffusés portaient une charge émotionnelle, dans laquelle le spectateur n’est pas distinct de ce qui lui est montré. Celui-ci est enfermé dans une relation fusionnelle avec ces images qui le regardent et lui intiment de jouir de ce qui est exhibé.
La diffusion ne contenait rien qui puisse être l’objet d’une observation et permettre un déchiffrage des faits. Elle montrait des images dévoilant l’invisible : la culpabilité de l’accusé.
L’absence d’éléments matériels décelables visuellement ne sera pas compensée par des informations vérifiables. Il n’est pas possible d’avoir une certitude objective sur ce qui nous est dit. Les données présentent la particularité de s’annuler réciproquement, si bien qu’il est impossible de s’appuyer sur un quelconque élément vérifiable afin de fonder un jugement.
L’ensemble, images et commentaires qui se contredisent, est une fabrication du rien : ne rien comprendre, ne pouvoir rien dire. Cette injonction impose aux individus de procéder à une introspection. Elle doit impérativement les conduire à trouver en eux-mêmes la réponse à l’interrogation : que veut le pouvoir ?, sans se retourner vers lui en le questionnant.

Des « informations » qui s’annulent réciproquement

Des témoins ont déclaré que le tueur des militaires était corpulent et portait un tatouage sous l’œil. D’autres indiquent qu’il avait des yeux bleus. Ce signalement ne correspond aucunement à celui de Merah. La liberté d’action, dont le tueur a bénéficié pour réaliser une série de trois d’attentats, contraste avec l’information selon laquelle il était ou avait été placé sous surveillance.
Étant « indétectable géographiquement », il aurait été localisé, dans un appartement à son nom depuis plus de deux ans, « après un survol d’hélicoptère » a précisé Claude Guéant [8]. La nécessité de procéder à une longue recherche et d’employer des moyens aériens contraste également avec les déclarations de Yves Bonnet, ex-patron de la DST. Celui-ci se demande si Merah était un indicateur de la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, en pointant le fait qu’il avait un correspondant au Renseignement intérieur [9].
Alors que le nom de Mohamed Merah reste inconnu des autorités afghanes et pakistanaises, de l’armée états-unienne et des forces de l’Otan en Afghanistan, le procureur de la République de Paris, François Molins, avait évoqué un séjour en Afghanistan en 2010 et au Pakistan, « sanctuaire d’Al-Qaïda », durant deux mois en 2011 [10]. Les informations communiquées par le procureur, aussitôt démenties par les autorités étrangères concernées, suscitent également une question : comment un jeune vivant du RSA a-t-il eu les moyens de se rendre successivement en Israël, en Jordanie, en Afghanistan et au Pakistan ?
Réagissant aux informations sur les nombreux déplacements internationaux du suspect, des observateurs se sont également interrogés sur la possibilité pour un islamiste fondamentaliste, placé sur le liste no-fly étasunienne, [11] de pénétrer en Israël ? Dans son édition du 27 mars, le journal italien Il Foglio affirmait que Merah était entré dans ce pays sous la couverture des services français [12].

Un scénario au delà de toute cohérence : un enfermement dans le réel

L’enquête n’a pas laissé en suspens certaines questions, simplement elle ne les a pas posées, notamment celle-ci : pourquoi le dispositif antivol, le traqueur du scooter volé, n’a-t-il pas fonctionné ? Il est pourtant si fiable que les fabricants offrent à leur client de les rembourser si leur véhicule n’est pas retrouvé endéans les 7 jours. Or le scooter aurait été volé le 6 mars et, selon les déclarations mêmes des enquêteurs, un concessionnaire Yamaha a affirmé aux policiers qu’un des frères Merah était venu demander, le jeudi 15, des renseignements sur la méthode pour désactiver ce dispositif. Ce qui laisserait supposer que ce travail n’aurait pas encore été réalisé. Se pose alors la question : pourquoi le scooter n’a-t-il pas pu être localisé ? [13]
Ainsi, le scénario pose problème. Pourquoi Mohamed Merah ou son frère (la question n’est toujours pas tranchée à travers les informations qui nous ont été offertes) s’est-il rendu chez un concessionnaire qu’il connaît pour lui demander des renseignements sur le traqueur, alors que des témoins des premiers meurtres ont signalé que le tueur utilisait un scooter de ce type. Sa démarche ne pouvait qu’éveiller des soupçons. Même en acceptant le récit qui nous est fait des évènements, un double questionnement apparaît. Pourquoi Merah s’inquiète-t-il, une semaine après le vol, de l’existence d’un dispositif qui aurait dû le signaler depuis longtemps et pourquoi le concessionnaire, malgré le battage médiatique organisé autour de cette affaire, attend-il une semaine supplémentaire avant de prévenir les autorités.
Le récit de l’assaut du RAID sur l’appartement de l’assiégé est le point culminant de cette construction défiant toute vraisemblance. Il est élaboré de manière telle que l’auditeur ne peut tenir comme vrai aucun des éléments présentés. Ainsi, Merah sort de la salle de bains, fait deux pas dans le couloir menant au salon, traverse la pièce en marchant ou en courant, saute par la fenêtre tout en tirant frénétiquement et est alors abattu par un sniper situé à l’extérieur de l’immeuble qui a tiré « en légitime défense ». Aucune balle n’a atteint Merah au sein de l’appartement, alors que tout au long de ce court trajet, qui n’a probablement pas pris plus de 5 à 10 secondes, les 15 officiers du RAID entassés dans cet espace exigu auraient tiré 300 cartouches avec leurs armes automatiques [14].
L’appartement de Merah fait 38 m2. C’est un lieu vraiment restreint pour y mener un assaut avec 15 officiers du RAID suréquipés [15]. Seule victime de cette fusillade : un policier touché au pied.
Confirmant leur intention de ne pas tuer, les policiers ont affirmés n’avoir utilisé que des armes non létales. Cette affirmation contraste avec les images de l’appartement détruit par les impacts de balles de gros calibres, ainsi qu’avec ...la mort de Merah.

L’évidence : un déni du questionnement

Les questions suscitées par l’affaire n’ont pas été relayées par les médias. Même sur le net, elles n’ont pas été portées par les réseaux alternatifs les plus diffusés. Quasi unanimement, quelles que soient les incohérences relevées, Merah est tenu pour l’auteur des attentats.
Questionner est une manière de reconnaître que quelque chose nous échappe. Au contraire, l’évidence s’impose comme l’expression d’une toute puissance n’ayant pas besoin de passer par la médiation des faits. Au lieu de susciter le doute, la capacité de se dégager de tout élément de preuve se présente comme un gage de bonne foi et de transparence.
Ainsi, les liens entre l’accusé et Al-Qaïda, signifié essentiel pour assoir le caractère naturel de sa culpabilité, reposent essentiellement sur une confession faite, à une journaliste de France 24, depuis une cabine téléphonique publique. De solides garanties nous sont offertes quant à la vérification des informations, puisqu’il nous est assuré que des « sources proches de l’enquête » sont à « 98 % sûrs » [16] qu’il s’agit bien de Mohamed Merah.
Le « plaisir infini » avoué par le meurtrier au cours de ses actions et l’expression de sa « volonté de tuer d’avantage » [17], bref sa reconnaissance de culpabilité, aurait eu lieu dans un long dialogue avec les policiers. Ceux-ci ont finalement choisi de le tuer, alors que, selon les experts Yves Bonnet et Christian Prouteau, ils avaient les moyens de le prendre vivant. Sa demande de rencontrer la presse lui ayant été refusée, les déclarations de Merah ne pourront être entendues que par des policiers faisant fonction de psychologues.
Même la couleur du casque ou du scooter qui ont servi à faire les attentats pose problème : blanc ou noir, la question n’est toujours pas tranchée et doit être annulée. Peu importe, il ne s’agit pas de fonder une argumentation. Ce que retiennent les médias est la qualité de puissant qui, à chaque fois, est attribuée au véhicule. Cet adjectif installe une certitude en ce qui concerne la brutalité de l’évènement et la quasi impossibilité de s’y opposer.
La certitude ne résulte pas d’un processus de connaissance, d’un va et vient entre le sujet et l’objet, mais d’un marquage opéré par la lettre. Celui-ci est immédiat et est un donné. De même, le surcroît de force utilisé dans l’assaut, les nombreux impacts de balles, les cratères dans les murs et la quasi destruction de l’appartement, attestent du caractère violent de Merah et de son évidente culpabilité. Ce marquage est cependant particulier : il ne peut pas s’inscrire. Il est le produit d’une compulsion de répétition, dont les images constituent un excellent support.
L’auto-annulation des éléments matériels, pouvant corroborer sa responsabilité, a imposé la culpabilité du « suspect principal » comme une certitude subjective, expressément dégagée de toute argumentation ou élément de preuve pouvant la fonder. La confrontation aux faits ne pourrait que nous détourner de la vérité, de la révélation de la nature criminelle du tueur.

De la propagande au règne du regard

Comme le récit des évènements du 11 septembre, la construction de l’affaire Merah s’écarte de ce que l’on appelle propagande. Cette dernière relève de l’ordre de la représentation et reste structurée par le langage. Elle demeure un discours qui articule les objets de la perception avec un sens donné. La propagande est avant tout une opération destinée à se réserver le monopole de la production des visibilités. Ainsi, elle contrôle la gestion des symboles et se pose comme maitre des mots. Inscrite dans l’imaginaire, elle est une opération de censure qui porte sur le visible afin d’agir sur l’invisible. Cependant contrairement à l’affaire Merah, subsiste une articulation entre l’intérieur et l’extérieur. Dans la propagande, les faits ne sont pas annulés, mais occultés. Dissimulé par le jeu du langage, l’objet n’est pas anéantit, il continue à exister en tant que refoulé.
Ici, au contraire les objets sont annulés, le réel n’est pas manipulé, mais capturé. Sa place est occupée par l’irréel, par l’impossible. Cet évènement nous place directement dans l’invisibilité, dans l’intériorité de l’image. « Ça regarde », mais ce qui est regardé n’est pas visible. La médiatisation de l’évènement ne montre pas des objets, mais ouvre un champ infini au regard [18]. Elle supprime toute limite objectale à la pulsion scopique. Il n’y a plus de scène qui sépare le visible et l’invisible, l’exhibition est transparence. [19]
Ici, le symbole [20], ce qui montre tout en cachant, n’est pas manipulé, mais aboli. Il s’efface au profit du code qui lui ne transmet pas de sens. Contrairement au symbole, le code ne montre que ce qu’il est. Il fusionne le mot et la chose et est ainsi injonction de croire en la responsabilité de Merah. Le processus de symbolisation, la capacité d’établir un rapport entre le dire et le dit, est anéanti. Cette affaire est directement une attaque contre le sujet de la parole.
La lutte antiterroriste et ses différentes affaires suppriment toute entrave au regard. Elles libèrent cet objet qui nous regarde et que nous regardons nous regarder. Nous ne sommes plus dans une société de surveillance, dans un corps social qui discipline les corps et contrôle les désirs, c’est à dire dans la forme sociétale étudiée par Foucault dans Surveiller et punir, mais nous entrons dans une société scopique qui pose le regard à la place de la perception.
Ce ne sont plus les objets extérieurs qui doivent être vus, mais bien l’intériorité incarnée par l’image qui doit être regardée. Il ne s’agit plus de voir et de désirer « ça-voir », mais de contempler et de jouir de ce qui est montré. Pris dans le donné à voir, dans un nouveau réel, le sujet disparait dans l’angoisse. Comme nous ne pouvons plus articuler la donation de sens avec la perception des objets, ce que nous contemplons nous confisque notre subjectivité, supprime notre corps et ainsi notre capacité de former une conscience collective. Il nous est alors impossible de nous séparer du regard du pouvoir et de le confronter.

De la dissimulation de la réalité à la capture du réel

La propagande porte sur des objets dont elle manipule la perception. Son champ est du domaine de la réalité. Quant à l’affaire Merah, elle opère sur le réel. [21] Elle mobilise le regard en tant que pulsion scopique. Elle produit un renversement du rapport du sujet au réel, de la relation entre intérieur et extérieur en supprimant toute distinction entre les deux espaces. Ainsi, aucun rapport ne peut être établi entre ce que l’œil peut saisir dans les images exhibées et l’objet regard que nous devons voir : l’intentionnalité criminelle de Merah. Les traces du surcroît de violence de l’assaut, érigées en preuve de la culpabilité du suspect, nous installent dans la stupeur. Elles exposent seulement un surcroit de puissance du pouvoir.
Ici, il n’y a plus de séparation entre l’œil et le regard [22]. Toute mise à distance vis à vis de ce qui est arboré est alors impossible.
Les commentaires, quant à eux, sont de simples effets de langue et ne forment pas un récit. En effet, les mots et le réel ne sont pas articulés, ni le visible avec l’invisible. Ce qui est prononcé ne sont pas des paroles, mais bien des images langagières qui ne réinstallent aucune chaîne signifiante. Elles ne tolèrent aucune différenciation, ni séparation avec ce qui est exhibé. Au lieu de mettre des limites à la toute puissance de l’image, les commentaires nous placent dans l’invraisemblable. Le récit de l’affaire ne montre aucun souci de cohérence et renforce l’effet de pétrification. Ainsi, un hélicoptère aurait été nécessaire pour localiser Merah dans le lieu qu’il habite régulièrement depuis plus de deux ans. Plus de trois cent balles auraient été tirées dans l’appartement et aucune n’aurait atteint sa cible.
Ce qui est affirmé heurte la raison. L’individu ne peut plus maîtriser l’environnement. La notion de réalité s’efface et le sujet est morcelé. Il ne peut éviter son éclatement que par un surcroît de consentement, par une fusion de plus en plus étroite avec le regard des médias.
L’effet de pétrification se prolonge car les mots associés aux objets de perception s’annulent. Par exemple, le scooter ou le casque sont à la fois blanc ou noir, sans que cette contradiction soit relevée. La production de non-sens s’oppose à la formation d’une parole et empêche la sortie du processus de sidération.
Les images n’interprètent pas la réalité, mais nous enferment dans le réel, dans la contemplation de notre intériorité. La démonstration du pouvoir qu’il peut tout faire et surtout tout dire, nous met face à notre effroi. L’attaque est bien plus profonde que celle produisant une fausse conscience. Elle procède à une destruction du symbolique [23] et à une capture du réel. L’enjeu n’est pas, comme dans la propagande, d’obtenir l’acquiescement des populations en vue de la réalisation d’un objectif déterminé, mais d’anéantir toute possibilité de mettre un frein à la volonté de puissance.

Du 11/9 à Merah : de la croyance à la compulsion de répétition

Le 11 septembre est une écriture iconique [24]. Elle apporte une vérité révélée qu’il faut savoir accueillir. L’attentat est présence du sacrifice et permet l’incarnation de la voix des victimes dans l’image. Ce qu’on ne voit pas matériellement relève du Réel originaire, de ce que René Girard appelle la violence sacrée. C’est celle-ci qui a justifié, en lui donnant sens, l’envahissement de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye et de la Syrie... et la suppression de l’Habeas Corpus de l’ensemble des habitants de la planète, dont celui des citoyens étasuniens [25].
Annulant tout questionnement portant sur des objets, le 11/9 se pose en tant qu’origine d’ « un nouvel ordre mondial » et intègre le Sacré. Il ne peut être parlé, car il est intouchable. Toute parole est considérée comme une profanation. L’icône montre ce qu’on ne peut voir : l’infigurable. Cette vérité qui relève de la croyance ne doit pas être confrontée. Elle consiste à ne pas douter de ce que l’on ne voit pas.
Comme rien dans les attentats du 11 septembre n’a été collectivement confronté, quelque chose qui relève du 11/9 se répète, notamment à travers les tueries de Mautaubant et de Toulouse. Ce qui a été forclos du symbolique réapparaît dans le réel [26] comme élément d’une compulsion de répétition. La violence originaire révélée par le 11 septembre, la guerre des civilisations, ne doit pas être oubliée [27]. Elle doit toujours être là dans l’immédiateté afin de fixer notre existence à cet originaire. Pour cela, ce qui troue le symbolique, ce qui anéantit le lien social, ne doit pas être refoulé, mais répété infiniment afin de coloniser notre vie.
Si l’affaire Merah s’inscrit bien dans ce faire voir, (l’identification du sens), celui de la guerre des civilisations, elle ajoute un élément, celui de la pétrification du spectateur (la psychose). Poser des questions ne se heurte plus seulement à un tabou, à un interdit imposé socialement, celui de la théorie du complot, mais à l’oeil intérieur, celui du surmoi.
Dans l’affaire Merah, nous sommes directement hors langage. Toute possibilité de symbolisation est anéantie face à l’invraisemblable et au surcroît de jouissance du pouvoir. En l’absence d’objet, il ne nous est plus possible d’organiser la réalité et de nous protéger du réel. Le clivage de la lutte du bien contre le mal se répète infiniment comme injonction de regarder le spectacle de notre propre anéantissement.
[À suivre…]
[1] Lire : Jean-Claude Paye, De Guantanamo à Tarnac. L’emprise de l’image, Éditions Yves Michel 2011, pp. 13-14, 26-30, 37-47.
[2] L’être n’est pas antérieur à la parole, mais, au contraire, c’est parce que l’homme parle qu’il y a de l’être, qu’il y a du « parlêtre » et que celui-ci sort de la fusion avec la mère. Le « parlêtre » permet le possible. Il fait que quelque chose advienne, que quelque chose puisse venir à l’être. Grâce à sa fonction séparatrice, la parole est un acte, elle créée un espace pour l’émergence du sujet. Elle inscrit à la fois l’interdit de confondre les mots et les choses, la perception et le regard et installe par l’échange de la parole, le lien avec l’autre : l’ordre symbolique.
[3] Lire « L’affaire Tarnac : sous l’emprise de l’image », Réseau Voltaire, le 17 septembre 2009.
[4] Si on appelle eikon des objets que l’on voit, c’est à dire les icônes, originairement dans le grec ancien, il ne s’agit pas d’un substantif, mais d’une forme verbale traduisant une apparition de l’invisible dans le champ du visible, Michaela Fiserova, « Image, sujet, pouvoir ». Entretien avec Marie-José Mondzain, Sens public, Revue électronique internationale.
[5] Dans l’Odyssée d’Homère, Personne est le nom par lequel le cyclope Polyphène désigne Ulysse qui s’est identifié auprès de lui sous ce nom avant de lui crever l’œil. « Personne » signifie aussi « nulle personne » c’est-à-dire l’exact opposé.
[8] Morgane Bertrand, « Merah : retour sur une traque sans précédent », Le nouvel observateur.com, le 23 mars 2012.
[9] « Mohamed Merah, au service des services ? », L’Humanité, le 28 mars 2012.
[10] « Afghanistan et Pakistan : Pas de traces des voyages de Merah », France Soir avec AFP, le 22 mars 2012.
[11] Mathieu Molard, « USA. La très mystérieuse liste des passagers interdits de vol », Le nouvel observateur.com, le 26 mars 2011.
[12] « Les liens de Mohamed Merah avec les services secrets français (audio 48’’) », extrait du journal de France-Culture du 27 mars 2012 à 18 heures, in Alterinfo.net, le 28 mars 2012.
[13] « Affaire Merah : des questions toujours sans réponse »,Montpellier journal, le 27 mars 2012.
[15] « Les 38 m² dans lesquels Merah était retranché », Europe1.fr, le 22 mars 2012.
[16] « Merah revendique l’appel à France 24 », LeFigaro.fr avec AFP, le 21 mars 2011.
[17] « Mohamed Merah aurait éprouvé un "plaisir infini" à tuer », LeMonde.fr avec Reuters, le 25/3/2012.
[18] « Marie-José Mondzain : qu’est-ce qu’une image ? », Propos recueillis par Diane Scott, in Regards n°47, Janvier 2008.
[19] S’il y a une réversibilité, articulée par le corps, du visible et de l’invisible, le visible n’est que l’autre face de l’invisible, tel que l’a développé Merleau-Ponty. L’affaire Merah opère au contraire une fusion entre les deux éléments. La réversibilité n’est plus possible, mais bien une annulation de la séparation du regard et de l’œil : la transparence. S’il n’y a pas d’objet perçu, de visible, il ne peut y avoir d’invisible, mais le regard lui même devient, sans médiation, l’objet que l’on regarde.
[20] Le symbole détache l’homme du rapport immédiat à la chose. A travers le mot, il est « le meurtre de la chose », c’est à dire, concept. Il se constitue d’abord comme « évidement » du réel. Si le réel est le vide, le vide est la condition qui accueille le réel pour que quelque chose puisse s’inscrire. Dans l’affaire Merah, rien ne peut être symbolisé, donc rien ne peut s’inscrire. Une réponse sans manque, l’intentionnalité de Merah, empêche tout questionnement à partir d’objets de perception. Elle se pose comme image originaire.
[21] _ Le réel n’est pas la réalité. La réalité, c’est ce qui nous est accessible, c’est le discours qui décrit et construit une vision du monde. Elle est le monde tel que nous le percevons et l’analysons. La propagande se situe à ce niveau.
Par contre le réel échappe au « sa-voir ». Il ne peut être appréhendé, mais plutôt déduit. Le réel c’est l’impossible à décrire, donc l’impossible à dire.
Le réel c’est d’abord l’unité avec la mère. Quand on ne fait qu’un avec la mère ou qu’un avec le monde, il n’y a pas de manque, on est dans le réel. Face au surcroît de jouissance qui peut le détruire, l’enfant expulsera plus tard cette pulsion d’unification hors de lui-même.
Ce que nous montre l’affaire Merah est une modification du rapport du sujet au réel, à savoir une régression vers l’unité à la mère, ici avec la Mère symbolique. Ce qui supprime toute distinction entre intérieur et extérieur et toute possibilité de séparation vis à vis des injonctions surmoïques. Lire : Gérard Pommier, Qu’est ce que le Réel, Ères 2004 et Jean-Pierre Bègue, « Réel, imaginaire et symbolique ».
[22] Pour qu’il puisse avoir perception d’un objet, il faut une schize entre l’œil et le regard. Lacan nous dit : « L’œil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au niveau du champ scopique. » La perception visuelle est de l’ordre de l’imaginaire. La jouissance du regard, elle, est du côté du réel. J. Lacan, « La schize de l’œil et du regard », dans le séminaire, Livre XI,Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil, coll. Points Essais, 1973, p. 85.
[23] Le symbolique, en tant que structure, doit être distingué du symbolisme et de la symbolique habituellement attachée à un objet déterminé (drapeau d’une nation, épée seigneuriale etc...). Le symbolique est une fonction qui régis les formes du lien social. C’est une structure qui obéi à la Loi collective, non celle inscrite dans les codes juridiques, mais qui est transmise à travers la chaîne des signifiants.
[24Préface du discours contre les iconoclastes de Nicéphone le Patriarche, traduit et présenté par Marie-José Mondzain, Paris, Klincksiek, coll.d’Esthétique, 1989.
[25] Le Patriot Act, adopté au lendemain des attentats du 11/9, permet au pouvoir exécutif d’incarcérer sans jugement, tout étranger en relation avec des groupes désignés comme terroristes. Un arrêté présidentiel permettait de les juger devant des tribunaux militaires spéciaux. Le Military Commissions Act of 2006 introduit les commissions militaires dans la loi et étend considérablement la notion « d’ennemi combattant illégal », puisque non seulement un étranger n’ayant jamais quitté le sol des USA, mais aussi un citoyen américain peut être désigné comme tel. Cependant, contrairement aux « terroristes » étrangers, les ressortissants US devaient être jugés devant des juridictions civiles. Lire : « Ennemi de l’Empire », C’est cette dernière limite à la toute puissance de l’exécutif qui vient de tomber par la promulgation, le 31 décembre 2011, par le président Obama du National Defense Authorization Act qui autorise la détention infinie, sans procès et sans inculpation, de tout citoyens étasunien désigné comme ennemi par le pouvoir exécutif, mettant définitivement fin à l’existence de l’Habeas Corpus sur le territoire de l’Empire.
[26] Ce qui a été aboli de l’intérieur revient à l’extérieur écrit Freud à propos du cas Schreber. Quant à Jacques Lacan, il énonce : « ce qui n’est pas symbolisé, donc ce qui n’a pas d’inscription au niveau du système psychique, fait retour au sujet par l’extérieur, par le dehors et dans le réel ».
[27] Si le refoulement est quelque chose qui est inscrit et oublié, et qui, à certains moments, fait retour, la forclusion par-contre n’est pas inscrite et se signale par un vide, par un trou, dans le système symbolique.

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