13 juillet par Despina Papageorgiou, Eric Toussaint
"Toutes les dettes accumulées par l’intermédiaire du Mémorandum sont illégitimes."
"Nous allons soutenir tous vos efforts."
Par Despina Papageorgiou du mensuel grec « Crash » (juin 2012)
En 2007, à Quito, un groupe d’experts rentrant dans leurs chambres d’hôtel sont restés sans voix : des boîtes entières de documents du ministère de l’Economie, se rapportant à la période antérieure à la présidence de M. Rafael Correa, avaient tout simplement disparu. Ces experts étaient membres du Comité d’audit de la dette de l’Equateur, qui avait été mis en place après l’élection de Correa. Le Comité était composé de douze experts de l’Équateur et six provenant de l’étranger. Le politologue belge et historien Eric Toussaint était l’un d’entre eux. La parole lui est donnée aujourd’hui dans le magazine "Crash" où il décrit comment le mythe de David contre Goliath s’est une fois de plus matérialisé en Equateur, malgré les difficultés attendues. Après 14 mois de travail acharné, le Comité d’audit de la dette a produit les premiers résultats, déclarant une grande partie de la dette illégitime. Sur cette base, le gouvernement a ensuite suspendu le paiement des titres de la dette venant à échéance en 2012 et en 2030. Il a amené les créanciers à revendre ces titres à 35% de leur valeur d’origine. Washington eut une attaque...
Une décennie auparavant, l’Équateur était décrit comme une « république bananière ». De nos jours, selon le journal britannique « The Guardian », il pourrait être "l’endroit le plus radical et enthousiaste où vivre". Il y a plus d’avantages sociaux, les pauvres reçoivent des allocations et les soins de santé sont entièrement gratuits. Les dépenses publiques ont également augmenté. Le pourcentage de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté est passé de 37,6% en 2006 à 28,6% 2011.
Eric Toussaint est professeur à l’Université de Liège (Belgique), fondateur et président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) et l’auteur de nombreux ouvrages. Il a travaillé bénévolement pour la Commission de l’Audit de la Dette de l’Equateur. Avec ses connaissances et son expérience, il peut certifier qu’il existe une alternative, à condition qu’il y ait une volonté politique.
Eric Toussaint est catégorique quand il affirme à "Crash" que la dette causée par le Mémorandum est non seulement illégitime et/ou odieuse. Il s’est également exprimé publiquement, à travers notre magazine, sur son soutien personnel et celui de son organisation vis-à-vis de tout effort en Grèce qui tendrait vers une Commission d’audit de la dette. "Il est plus facile pour vous d’analyser votre dette que ce n’était le cas pour l’Equateur", dit-il. "Alors faites-le !"
Est-ce que le nouveau gouvernement grec - après les élections du 17 Juin - entendra l’appel du professeur ? Un avertissement antérieur à un autre gouvernement grec était tombé dans l’oreille d’un sourd. "Nous avions mis en garde Georges Papandréou dans les temps ! Avant que la Grèce ne passe sous la coupe du FMI, l’ex-Premier ministre grec avait demandé conseil à Rafael Correa - sur base de sa propre expérience - sur la façon de traiter le problème de la dette ", a raconté le ministre équatorien des Affaires étrangères, Ricardo Patinio dans un discours à Quito en février 2012 (cité par L. Vatikiotis). "Le Premier ministre grec parlait beaucoup", a poursuivi Patinio. « Regardez », dit Correa. « Il y a quelque chose que vous ne devez pas faire et quelque chose que vous devez absolument faire, afin de ne pas payer. Vous ne devez pas aller au FMI. Et vous devez créer un comité d’audit de la dette. » Puis, Papandreou fit exactement le contraire"...
Ma conversation avec Eric Toussaint a commencé par la question des élections grecques. J’ai remarqué que la proposition de la constitution d’une Commission d’audit de la dette grecque est tombée à nouveau dans la période électorale. J’ai dit : "le fait que la proposition ait été rejetée par les deux partis qui ont présidé la Grèce depuis des décennies est symptomatique. Pourquoi pensez-vous qu’ils ne veulent pas analyser la dette, et pourquoi sapent-ils tous les efforts pour son annulation ?
« Il est clair que le PASOK et Nouvelle Démocratie ne sont pas intéressés à appuyer un audit, car leur responsabilité dans la dette du pays en ressortirait. Ils ont une énorme part de responsabilité dans la dette des années qui 1990 et 2000, ainsi que dans la nouvelle dette issue du protocole. Pour moi, c’est une dette illégitime ».
« Il convient de mentionner ici que la dette odieuse est une dette a) qui a été acceptée sans le consentement de la nation, b) pour laquelle l’argent dépensé fut contraire aux intérêts de la nation et c) que le prêteur était au courant des faits énoncés précédemment. Le concept dedette odieuse est attribué au professeur de droit, Alexander Sack".
« Comment expliquez-vous que la dette soit illégitime ? » demandais-je à Eric Toussaint.
« Peut-être que nous devrions commencer par la nouvelle dette, de mai 2010 jusqu’à aujourd’hui. Les règles fixées par la Troïka sont une violation des droits économiques et sociaux des citoyens grecs, illustrée par une réduction des salaires, des pensions réduites, la violation des droits élémentaires du peuple grec. Par exemple, le premier protocole n’a pas été intégralement examiné par le Parlement grec, celui-ci n’a pas véritablement délibéré ; la procédure n’était pas démocratique. La troïka a dit « vous devez accepter. Si vous n’acceptez pas les règles, vous ne recevrez pas d’aide. » Tout cela au mépris total du principe démocratique d’un pays souverain. Donc pour moi cette nouvelle dette qui en 2013 représentera la majeure partie de la dette publique extérieure grecque est illégitime et doit être annulée. »
« Nous devons aussi d’analyser la dette des années allant de 1990 à 2000, dette liée à la préparation des Jeux Olympiques, et aussi de la dette engendrée à travers les conditions d’accès de la Grèce à la zone Euro. Une grande partie de l’argent provenait de banques allemandes, françaises et d’autres banques privées des principaux pays de l’UE. Il est clair que beaucoup d’argent est entré en Grèce sous forme de dette privée ou publique. Les banques privées d’Allemagne, de France, de Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg ont octroyé ces prêts, car ceux-ci leur étaient profitables. De plus, ils savaient que si un problème se présentait, ils seraient renfloués par la Banque Centrale Européenne. Ainsi, nous pouvons aussi discuter et nous interroger sur la légitimité de ce type de prêt ».
En effet, les banques ont été renflouées par la BCE à 1% d’intérêt...
« La BCE a accordé des prêts (en Décembre 2011 et Février 2012) pour un montant de 1.000 milliards d’euros (1 000 000 000 000 €) avec un intérêt de 1% sur trois ans pour aider les banques européennes. Les grandes banques d’Allemagne, de France, de Belgique, du Luxembourg, des Pays-Bas, d’Autriche, et aussi les banques grecques et italiennes ont pris l’argent. »
Et maintenant les pays empruntent auprès des banques à des taux d’intérêt élevés …
« Ils reçoivent de l’argent à un taux d’intérêt de 1% et après cela ils prêtent cet argent aux pays périphériques à des taux de 4, 5, 6 ou 7% d’intérêt. En droit commercial, lorsque vous financez ces prêts par l’intermédiaire de crédits accordés à 1%, il contrevient aux droits commerciaux. Ces prêteurs s’enrichissent d’une manière abusive. »
Donc, la dette est juste un outil utilisé par l’élite financière et politique pour traiter avec condescendance, contrôler la population et imposer certaines politiques ?
« Il est clair que la troïka utilise la dette grecque comme un instrument, comme un outil, pour imposer une politique qui viole les droits élémentaires du peuple grec. La Grèce est alors instrumentalisée pour faire du chantage à l’égard d’autres pays - comme le Portugal, l’Irlande, l’Italie, l’Espagne - et leur imposer le même type de politique. La Grèce n’est pas une exception. La Grèce est un laboratoire où la nouvelle thérapie de choc est appliquée. »
Ce qui m’amène à la question suivante. Dans l’un de vos récents articles, vous avez écrit : "L’Europe subit une thérapie de choc comme l’Amérique latine dans les années 80 et 90". Pensez-vous que l’Europe, aussi, est maintenant entrée dans une « longue nuit néolibérale » ?
« Certainement. Le parallèle est évident. Dans les années 80 et 90, le FMI, ainsi que la Banque Mondiale et le Club de Paris, ont imposé une telle thérapie aux peuples d’Amérique latine, ainsi qu’à d’autres peuples dans le reste du Tiers Monde, en Asie - par exemple l’Indonésie, les Philippines, la Corée du Sud - après la crise asiatique en 1997. Ce n’était donc pas seulement en Amérique latine, mais dans toutes les régions du Tiers-Monde. Nous pourrions faire une comparaison avec la thérapie de choc appliquée en Russie, en Pologne, en Hongrie et en Allemagne de l’Est durant la période de réunification dans les années 90. Alors, quelles sont les politiques ? La privatisation, comme c’est le cas en Grèce en ce moment, l’augmentation de la TVA, les impôts indirects sur la majorité de la population, les licenciements dans la fonction publique, une réduction des salaires, etc. »
La recette classique du FMI...
« Exactement. Ce qu’ils font en Grèce a été mis en œuvre il y a 20 ou 30 ans dans les pays latino-américains, asiatiques, africains et les pays de l’ex-bloc soviétique. »
Et les résultats sont évidents...
« Ça a échoué parce que ça n’a pas créé de la croissance, ou de l’emploi. Mais la vraie motivation n’est pas la croissance de l’économie, la réelle motivation du FMI et des autres éléments de la Troïka, la BCE et la Commission européenne, est de ne pas fournir de croissance. Ils savent parfaitement qu’avec ce type de politique, la Grèce ne récupérera pas sur le plan économique. Ils le savent fort bien. Ils ne sont pas stupides. Ils sont intelligents. Ils se servent de la crise de façon stratégique pour réduire les salaires et le niveau de vie de la population, parce qu’ils veulent un pays et un monde augmentant les profits pour les grandes entreprises. C’est vraiment la motivation. Ils veulent aider et renforcer les grandes sociétés financières comme Goldman Sachs, Deutsche Bank, JP Morgan et toutes les grandes banques privées en Europe et aux Etats-Unis. »
« Quelqu’un qui n’est pas un économiste de gauche, Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel en 2001, écrivait dans son livre "Globalization and its Discontents" que si vous analysez superficiellement les politiques du FMI, elles pourraient sembler absurdes et vouées à l’échec, mais si vous considérez que le FMI aide et défend les intérêts du capital financier, vous vous rendrez compte que ses politiques sont vraiment cohérentes et intelligentes. »
Et ils essaient de persuader la Grèce que c’est la seule façon d’agir, mais, comme vous le savez très bien, nous avons des exemples de pays qui ont annulé des parties de la dette illégitime. Un exemple en est bien sûr l’Equateur, où vous avez participé à la Commission d’audit de la dette. Pourriez-vous nous dire brièvement comment cet effort a évolué, comment cela a-t-il porté des fruits ?
« Tout d’abord, nous devons dire que ce fut un succès à 100% et cela sans représailles. Ce qu’a fait le peuple équatorien : il a élu un nouveau président en novembre 2006, qui, par décret présidentiel, a créé une Commission d’audit de la dette en juillet 2007 pour analyser la dette pour la période 1976-2006. Le président a choisi 18 experts, 12 de l’Equateur, 6 venant de l’étranger. J’ai été l’une des ces six personnes. Il a également demandé à 4 organes de l’Etat de faire partie de la Commission : la Commission anti-corruption, la Cour des comptes, le Ministère de la Justice, le Ministère des Finances. »
Alors, le gouvernement a appuyé pleinement l’effort.
« Nous avons travaillé pendant 14 mois et, à la fin de cette période, en septembre 2008, nous avons remis notre conclusion et nos recommandation au gouvernement. Après deux mois de délibération, ils ont décidé de suspendre le paiement de la dette sous forme de titres (ceux venant à échéance en 2012 et en 2030. »
C’est étonnant, il a fallu seulement 16 mois, 14 pour le travail d’audit et deux de plus pour que le gouvernement agisse…
« Il a fallu 14 mois pour analyser et deux mois pour discuter au sein du gouvernement de ce qui devait être fait. Nous avons eu plusieurs réunions avec le gouvernement au cours de ces 14 mois et après, mais c’est le gouvernement qui a pris la décision finale de suspendre les paiements des titres. Après huit mois de non-paiement, ils ont réussi à forcer les détenteurs de titres à accepter une réduction de 65% de la valeur. L’Etat, l’Equateur, a acheté des obligations à prix réduits. Pour une obligation d’une valeur de 1.000 dollars, ils ont payé 350 dollars. »
Je suppose que vous avez rencontré des difficultés. Je veux dire, vous vous êtes élevés contre les créanciers internationaux, les banques et le système. Il a été rapporté dans un article que des boîtes avec des documents provenant du Ministère de l’Economie ont disparu de vos chambres.
« Il est évident que lorsque nous étions au travail, les personnes au pouvoir avant l’élection du nouveau président et qui avait été soudoyées, ou qui avaient signé des contrats illégaux qui contribuent à l’endettement du pays, n’ont pas voulu nous donner toute la documentation dont nous avions besoin pour notre travail. Sous certains points de vue, ce fut difficile, mais à la fin nous avons eu toute la documentation dont nous avions besoin. »
« Dans le cas de la Grèce, je pense que ça doit être, dans un certain sens, plus facile parce qu’il y a plus d’information disponible ; il n’y a pas de secret au sujet des conditions imposées par la Troïka par exemple. Nous pouvons analyser exactement ce que la Troïka a fait avec la Grèce dans les deux dernières années. Donc, nous n’avons pas vraiment besoin d’accéder à des secrets d’État ».
La dette de l’Equateur est passée de 1,2 milliards de dollars en 1970 à 14,25 milliards de dollars en 2006. Elle était plus petite que la dette grecque. J’ai donc demandé à Eric Toussaint :
Étant donné que la Grèce est dans la zone euro et que sa dette est supérieure à celle de l’Equateur, pensez-vous qu’il serait plus difficile pour la Grèce d’effacer la partie illégale de sa dette ?
« Je crois qu’il est plus facile d’analyser la dette grecque que celle de l’Equateur, parce que cette dernière était plus compliquée et concernait beaucoup plus de contrats que ce n’est le cas en Grèce. Dans le cas de l’Équateur, nous avons eu à analyser un par un, les contrats du pays avec la Banque mondiale, le FMI, la Banque interaméricaine de développement, les pays membres du Club de Paris, mais aussi sa dette (titres) envers les marchés. »
« Dans le cas de la Grèce, la plus grande partie de la dette sera rapidement sous forme de titres achetés par la Troïka ou de prêts accordés par elle. Donc, je pense que c’est plus facile. Dans le cas de l’Équateur, la dette aurait pu être relativement plus faible, mais il y avait plus de 100 contrats. L’analyse était donc plus difficile. »
Je me souviens de la déclaration du gouvernement Correa par l’intermédiaire du Ministre des Finances Ricardo Patinio - et il a respecté cette déclaration : « Nous n’acceptons pas ce que les autres gouvernements ont accepté. Ceci est valable pour notre politique économique dictée par le FMI. Nous considérons que c’est inacceptable. » Est-ce que les Grecs oseront faire la même chose ? ai-je demandé à Eric Toussaint :
Le peuple grec est dans la crainte que si on annule la dette illégitime, il pourrait y avoir des représailles sur les marchés et qu’il ne serait alors même plus capable de manger. Dans le cas de l’Equateur, il n’y a pas eu de représailles. Y at-il une possibilité de représailles dans le cas de la Grèce ?
« Nous devons être clairs. J’ai dit qu’il n’y avait pas eu de représailles, mais nous devons nous rappeler que désormais l’Équateur ne finance plus ses politiques sur les marchés. Il n’y a pas eu de représailles, mais il est clair que si vous arrêtez de payer la dette aux banques privées, il faudra attendre quelques années avant que les banques acceptent de vous financer à nouveau. »
« La Grèce, dans les conditions actuelles, devrait trouver des méthodes alternatives de financement de ses politiques et de son développement. La Grèce devrait combiner une suspension du paiement de la dette avec un audit de celle-ci, et réformer sa politique fiscale. Le pays devrait élaborer une politique fiscale qui respecte la règle de l’égalité. Je dois mentionner, par exemple, qu’en Grèce, l’Eglise, ainsi que le secteur du transport maritime, sont largement exonérés d’impôt. Les différentes institutions et secteurs du pays devraient contribuer à la fiscalité. »
« Vous devez établir un budget fondé non seulement sur l’argent de l’étranger, mais de l’intérieur du pays aussi. Et, bien sûr, je ne veux pas dire en imposant plus de TVA aux pauvres. Je dis tout simplement que les secteurs qui ne contribuent pas au budget devraient y contribuer ».
Pendant ce temps, le peuple grec serait en mesure de survivre ?
La réponse me laisse sans voix :
« Si vous arrêtez de payer, vous aurez l’argent ! Si vous n’utilisez pas l’argent pour payer les banques, vous pouvez l’utiliser pour payer les salaires, augmenter les pensions, payer les fonctionnaires, créer des emplois, stimuler l’économie. C’est exactement ce qu’a fait l’Argentine après avoir cessé de payer sa dette en 2001. Depuis lors, ils n’ont plus demandé de financement auprès des banques étrangères privées ni auprès des marchés. Et l’Argentine se porte très bien. Ce que l’Argentine et l’Équateur ont fait, ils ont imposé de plus grands impôts sur les grandes entreprises. J’insiste : cela ne signifie pas que la Grèce devrait demander à la majorité des gens, les pauvres, à payer plus d’impôts. Je dis que les grandes sociétés privées devraient contribuer. »
Il est révélateur que, malgré le fait que l’Équateur est un pays exportateur de pétrole, le pays a reçu de petits revenus de ces exportations, étant donné que les compagnies pétrolières multinationales obtenaient la plus grande partie des bénéfices. Cela a changé lorsque, en juillet 2010, par le biais d’une loi adoptée par le gouvernement de Correa, la part de l’Etat dans les exportations de pétrole a augmenté de 13% à 87% sur les revenus pétroliers bruts. 7 des 16 compagnies pétrolières ont fui le pays, et ont été remplacées par les entreprises d’État. Les autres sont restées. L’augmentation des recettes pétrolières d’État était de 870 millions de dollars en 2010.
En outre, les impôts immédiats, imposés principalement sur les entreprises, ont augmenté de 35% en 2006 à plus de 40% en 2011. Le projet a nécessité une forte volonté politique dans son conflit avec les intérêts des puissants. Il y avait aussi une confrontation avec l’élite nationale. Cela m’amène à la question suivante :
Nous tenons également à ouvrir les comptes bancaires des personnes qui s’occupaient de la dette. Vous l’avez fait en Équateur, aussi.
« Si nous voulons mettre en évidence les cas de corruption, il est clair que la justice doit engager des poursuites et que le Ministère des Finances doit amener certaines personnes à répondre à des questions concrètes sur leur richesse, comment ils sont arrivés à s’enrichir, à partir de quelles sources ils ont reçu l’argent et la fortune qu’ils ont accumulée. Une Commission d’audit aurait besoin de l’aide de ceux en charge du contrôle des impôts ainsi que du Ministère de la Justice. ».
Vous avez parlé de pots de vin. Donc, vous êtes certain qu’il y en a eu.
« Dans certains cas. Oui. En Grèce, ce n’est peut-être pas le problème majeur, mais il est clair qu’il y avait des contrats financés par des prêts, des contrats pour acheter du matériel de Siemens etc. Déjà, le Ministère de la Justice en Grèce a montré que, dans le cas de Siemens, il y avait eu une énorme quantité des pots de vin versés à des politiciens dans l’optique de faire approuver le contrat avec Siemens. Ce n’est donc pas un secret. C’est bien connu ».
En Équateur, vous avez également découvert des pots de vin versés par des entreprises multinationales et des banques. Pourriez-vous nous donner quelques exemples, comme Siemens ?
« Les gens au sein du gouvernement pendant les années 90 et 2000 ont reçu de l’argent pour signer des contrats avec les banques, et pour accepter des conditions favorables aux banquiers ».
Voulez-vous dire que les pots de vin ont été offerts afin que les fonctionnaires acceptent des conditions favorables aux entreprises et non pas aux citoyens du pays ?
« Exactement ».
Vous souvenez-vous de certains cas ?
« Citigroup, mais aussi JP Morgan ont participé. Et il y avait aussi la participation d’avocats à New York qui se spécialisent dans le conseil aux banques et aux gouvernements, et qui ont également reçu leurs parts d’intermédiaires dans ce cycle de corruption. »
Il est clair que Correα a provoqué - au moins dans une certaine mesure – la "Révolution citoyenne », qu’il avait déclaré lors de son arrivée au pouvoir. Le président de l’Equateur est le « but contre son camp » de l’Occident : en dépit d’avoir été éduqué dans les universités européennes et américaines - certaines d’entre elles, forteresses de l’école de Chicago -, quand il est arrivé au pouvoir, il a pratiqué l’exact opposé de ce qu’il avait appris. Aujourd’hui, cependant, il obtient la critique, même de la gauche, avec l’accusation selon laquelle il n’est pas allé jusqu’au bout.
J’ai demandé à Eric Tousssaint : "Avez-vous eu un contact récent avec le président Correa sur l’abolition de la dette illégitime ?".
« Dans le cas de l’Équateur, ce fut un succès à 100%. J’ai rencontré le président de l’Equateur en Janvier 2011, deux ans après les travaux de la Commission d’audit. Il m’a dit que c’était un succès à 100% car il n’y avait absolument pas de représailles contre l’Equateur. Il pensait dorénavant àsuspendre d’autres parties du paiement de la dette extérieure. Nous allons voir ce qu’il fera ».
Il y a des critiques qui disent que l’Equateur n’a pas parcouru tout le chemin possible...
« Ils auraient pu faire plus et ils le savent. Donc, ils sont en train de penser à d’autres parties de la dette qu’ils pourraient remettre en cause. »
Toutefois, pendant ce temps, l’Equateur emprunte à la Chine à des taux d’intérêt élevés.
« Il y a certains accords entre l’Équateur et la Chine, pour l’exploration et l’exploitation pétrolière. Ils empruntent de l’argent à des sociétés chinoises".
Eric Toussaint dit qu’il n’est pas un représentant de la présidence de l’Equateur et qu’il soutient tout simplement le changement politique positif et critique les côtés négatifs.
La Chine a été le prêteur numéro un envers l’Equateur après le défaut de paiement en 2008. L’Etat approuva un prêt de 2 milliards de dollars en 2011 de la China Development Bank. Les conditions du prêt, cependant, ne semblent pas avoir réduit les dépenses sociales : de toute l’Amérique du Sud, l’Equateur a le plus haut pourcentage de dépenses sociales par rapport à son PIB de toute l’Amérique latine et les Caraïbes
Dans quelles conditions la Grèce peut-elle suivre l’exemple de l’Équateur ?
« Il ya deux scénarios. Si, après les élections, un gouvernement conservateur suit la politique de la Troïka, il est impossible d’imaginer qu’un tel gouvernement donne son soutien à un audit honnête. C’est le premier scénario. L’autre scénario est l’élection d’un gouvernement progressiste de gauche. S’il s’agit d’un gouvernement progressiste, démocratique et souverain, il devrait abroger l’accord avec la Troïka et entreprendre un audit de la dette. Donc, oui, dans ce cas, ce sera très positif. Un tel gouvernement saura révéler ce qui s’est réellement passé avec la dette grecque.
Dans le premier scénario, si vous avez encore un gouvernement qui respecte l’accord avec la Troïka, ce qui devrait être entrepris est un audit citoyen, totalement indépendant du gouvernement.
Je voudrais exprimer publiquement que dans les deux cas, si le peuple veut lancer un réel audit citoyen de la dette, nous soutiendrons cette option. Dans le second scénario, si un gouvernement progressiste suspendait l’accord imposé par la Troïka et voulait auditer la dette, nous serions favorables à cette initiative avec enthousiasme. »
Supposons que la Grèce annule une partie de la dette illégitime. Cela amènerait-il à un déclenchement d’une « révolution » européenne contre la dette ?
« Si la Grèce fait cela, il y aura beaucoup de gens au Portugal et en Espagne, et nous espérons aussi en Irlande et en Italie, qui soutiendront cette décision. Et on trouvera aussi un soutien dans les pays comme la France, l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni. Nous sommes actifs dans ces pays et nous avons une campagne de solidarité avec la Grèce. Notre campagne reçoit un soutien important. Il n’est pas réaliste de dire, que les gens dans tous ces pays ont déjà compris ce qui se passe réellement. Mais il y a une partie importante de l’opinion publique qui comprend que les conditions imposées à la population grecque sont totalement inacceptables, tandis que de nombreuses personnes dans d’autres pays européens espèrent voir le peuple grec émerger comme un exemple d’un pays qui a recouvré sa souveraineté et donc être une source d’inspiration pour une force alternative en Europe ».
D’un aperçu à l’autre de l’Europe démocratique, nous avons conclu notre entretien avec Eric Toussaint. Ses dernières phrases ont persisté longtemps dans mon esprit : la Grèce pourrait ouvrir la voie pour sortir de la « longue nuit néolibérale » européenne.
"Je vais vous faire une offre que vous ne pourrez pas refuser" était la phrase mémorable de Marlon Brando dans le film bien connu « le Parrain ». De la même manière, la Grèce semble être soumise à un chantage en respectant le mémorandum avec la Troïka. Mais la clé pour comprendre la position de l’élite internationale contre le pays se trouve dans les mots du juge à l’égard des membres de la mafia dans ce film même : « La pomme pourrie peut gâcher le cageot" ...
... Selon l’image de la "pomme pourrie" (que Noam Chomsky a souvent utilisée), la raison pour laquelle les Etats-Unis ont puni Cuba n’était pas que Fidel Castro constituait une véritable menace pour eux. Leur principale crainte était que la « pomme pourrie » - le leader cubain - puisse en inspirer d’autres et créer un effet domino qui pourrirait le cageot entier. En effet, comme la « marée rouge » a gagné l’Amérique latine et a amené certains dirigeants à rompre le « Consensus de Washington », Washington a connu son plus grand cauchemar.
Dans le cas de la Grèce, si le " cobaye occupe le laboratoire" – comme le dit Costas Douzinas -, si la Grèce rend la politique de la Troïka vide de sens et prouve que les démocraties ne sont pas des cul-de-sac et ne portent que des solutions uniques, l’Europe peut conduire vers la démocratie . Dans ce cas, bien sûr, les "pommes" ne seront pas pourries. Elles seront simplement mûres.
Traduit de l’anglais par Maude Petit.
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