jeudi 11 juillet 2013

Les unions interconfessionnelles à l’époque de l’Emiralay Mohamed El Karoui

Ceci est un extrait de mon prochain livre en voie de parution intitulé « Emiralay » (1) qui décrit la vie et l’œuvre du réformateur tunisien l’Emiralay Mohamed el Karoui, qui avait contribué au mouvement de la Nahdha en Tunisie durant la période précoloniale et coloniale


Hatem El Karoui, écrivain
Lundi 8 Juillet 2013

Les unions interconfessionnelles à l’époque  de l’Emiralay Mohamed El Karoui

« …Un autre point en relation avec l’attitude de l’Emiralay concernant les unions interconfessionnelles mérite d’être relevé. 
Indirectement, l’Emiralay avait parlé de Louise Michel dans la lettre qu’il avait adressée à Mohamed Senoussi (2). Il semblait en y faisant référence penser que la manière de voir des Musulmans était éloignée de celle des Européens et que des unions maritales interconfessionnelles ne pouvaient pas réussir. 
Ainsi notre mode de vie traditionnel faisait en sorte à l’époque que la femme devait s’occuper de son foyer et laisser la vie « extra-muros » aux hommes. Il avait exprimé ses réserves quand aux femmes musulmanes qui fréquentaient les lieux de loisirs dont le théâtre même accompagnées de leurs maris. Il semblait en penser de même pour les cures thermales…Par conséquent il semblait penser que les Musulmans et les Occidentaux avaient deux mentalités à part selon l’exception consacrée : (لكم دينكم و لي ديني)
 
La cohabitation existait pourtant. Mais c’était le règle du chacun pour soi. Chacun sa sphère de vie. Les Musulmans admettaient par exemple que des orchestres composés de Juifs non-voyants viennent animer leurs mariages (ce qui n’excluait pas qu’un Juif voyant se glisse subrepticement dans le groupe), qu’une entremetteuse juive soit mise à contribution pour favoriser une union matrimoniale. De leur côté les occidentaux chrétiens vivaient en bonne entente avec les familles bourgeoises tunisoises, ce qui permettait à « Monsieur X » de venir boire le thé chez « Cheikh Y » alors que le service se faisait derrière le rideau, etc. 

Quand aux mariages entre juifs et musulmans elles ne sont pas prêts de voir le jour de sitôt à moins que de l’on mette une croix sur le problème religieux. 
Dans mon roman « Meurtre au Palais du Bardo » une union entre un musulman (Salem Bouattour un officier de l’armée du bey et une juive du nom d’Esther) est mise en scène. Salem campait dans ce roman le personnage de l’Emiralay Karoui et j’avais pris quelques libertés d’interprétation avec l’Emiralay. J’espère qu’il me pardonnera.
 
En fait les mariages interconfessionnels entre les musulmans et les femmes appartenant à d’autres religions sont compliqués. Dans la religion juive orthodoxe, les Juives qui se marient avec des Musulmans et vice-versa sont considérés comme des apostats ayant renoncé à leur religion alors que pour les musulmans, les Juifs sont « des gens du Livre » (comme les chrétiens d’ailleurs). Il suffit pour une juive ou une chrétienne de se convertir à l’Islam pour que le mariage avec un musulman soit légal 
Le fils de l’Emiralay, Mohamed Aziz, une Française appelée Fernande. Le père était-il d’accord ? En tout cas il ne s’était pas opposé à son fils et avait respecté sa liberté de choix… 

Pourtant la régence connaissait à cette époque alors que l’Emiralay était encore adolescent une grande mutation sociale traduite par la promulgation du Pacte Fondamental de 1857 mais la femme musulmane était restée quelque peu marginalisée par rapport à cette mutation durant cette période. 
Il faut savoir en tous cas qu’il existait alors une différence tranchée dans la perception des Tunisiens entre les rapports maritaux et les rapports amoureux. 

La stratification et le cloisonnement empêchait quelque part le transvasement entre les classes entrainant un ostracisme préjudiciable à l’intégration amoureuse entre les couches sociales et cette attitude d’exclusion préfigurait elle-même celle de l’intégration multiculturelle.
 
Le mariage est alors une institution qui obéit surtout à des principes de convenance et de compatibilité des milieux sociaux respectifs : Celui du mari et celui de l’épouse. Cette stratification sociale contraignante faiit qu’un homme appartenant à la classe des notables ne peut se marier avec une roturière et les mariages morganatiques étaient rares. 
On supposait que la disparité des milieux sociaux faisait aboutir nécessairement à plus ou moins brève échéance les unions dépareillées à l’échec.
 
Mais en plus, on s’accrochait à certains modèles de comportement qui ne pouvaient en aucun cas être remis en cause. Ainsi l’Emiralay était un certain moment hostile à l’union des femmes turques même si elles étaient musulmanes en raison de leur proximité du sérail beylical, lui-même très ouvert à la vie à l’européenne.
 
Mais il semble que plus tard, il ait révisé et reconsidéré ses choix. 
Sans nous étendre outre mesure sur ce volet qui requiert sans doute une étude plus élaborée, il faut savoir que la structure mentale des Musulmans tunisiens avait évolué en matière de conception de la vie maritale et de couple de manière beaucoup plus lente que celle des sujets (et plus tard des citoyens) des autres confessions (chrétiens, juifs, etc..).
 
Comme nous l’avions précédemment noté, dans « L’épître sur la femme musulmane », le sujet en rapport avec les sentiments était quelque part tabou. Ahmed Ben Dhiaf avait répondu à un certain nombre de questions posées par le Consul Léon Roches sur la femme musulmane et sa situation et les réponses de Ben Dhiaf avaient toujours été conventionnelles et prudentes.
 
En effet la situation de la femme n’était pas l’une des priorités du mouvement de réformes de l’époque. Ben Dhiaf était pourtant assez avant-gardiste par rapport au rôle qu’il pensait que la femme devait jouer dans la société tunisienne. Mais que cela soit dans le milieu musulman conservateur ou dans celui moderniste, on pensait surtout que la lutte contre l’occupation coloniale et l’amélioration de la situation économique et sociale du Tunisien étaient plus urgentes. Dans les générations d’intellectuels et de réformateurs qui avaient suivi celle de Ben Dhiaf les choses n’avaient pas changé. 

« L’épître sur la femme musulmane » avait été écrite le 13 février 1956 soit un peu plus d’un an avant la date de la promulgation du « Pacte Fondamental » (9 septembre 1857), première constitution tunisienne avant la lettre qui avait précédé de quelques années la constitution officielle de 1861. 

Les questions adressées par Roches à Ben Dhiaf étaient sûrement orientées. Il avait lui-même dans sa jeunesse eu en Algérie une expérience amoureuse malheureuse avec une belle jeune algérienne musulmane d’origine circassienne avec laquelle il avait correspondu avant le mariage soudain et conventionnel de la jeune fille avec un cousin, ce qui plaçait son idylle dans la catégorie des « amoures impossibles ». 

Pourtant il en était scandalisé car chez lui en France ou en en Europe, un tel problème ne serait pas intervenu car l’union entre deux personnes appartenant à deux milieux différents ou deux classes différentes était un non-problème au nom de l’attirance sentimentale qui devait dépasser les autres obstacles. 
Il était choqué qu’un mariage intervienne sans sentiments et peut-être avait-il voulu changer à cause de cela quelque chose dans la condition de la femme musulmane.
 
Finalement les femmes tunisiennes juives avaient peut-être mieux profité de l’institution du Pacte fondamental que les femmes tunisiennes musulmanes. Le Pacte permettait d’améliorer substantiellement la situation des Juifs de Tunisie et les femmes juives par ricochet en avaient profité. Dans ce contexte il faut rappeler qu’Ahmed Ben Dhiaf avait avant la promulgation du Pacte fondamental défendu bec et ongles l’amélioration de la situation des Juifs tel que le montre son livre « Al Athaf » que l’Emiralay avait annoté. Mais Ben Dhiaf apparemment compte tenu de l’environnement ambiant ne pouvait pas aller plus loin en matière d’amélioration du sort des femmes musulmanes. 
Comme on l’avait constaté au fil du temps, les Juifs tunisiens avaient surmonté l’obstacle de la discrimination sociale et par conséquent sexuelle. 
Ce n’était pas uniquement des obstacles juridiques mais aussi psychologiques et mentaux. Ils s’étaient engagés dans des unions matrimoniales en appartenant à des milieux socioculturels différents.
 
Après le Pacte fondamental, le statut des Juifs de la Hara (juifs pauvres) qu’on appelait « Twansa » s’était nettement amélioré et progressivement la promotion économique et sociale des Juifs pauvres (accès à la propriété, à l’emploi, etc…), leur avait permis de s’unir avec des filles de notables juifs appelés « Grana » (commerçants originaires de Livourne installés en Tunisie après la Reconquista). Les Grana étaient eux-mêmes installés dans la partie de Tunis occupée par les Européens et s’habillaient comme eux alors que la plupart des Twansa continuaient à habiter dans la Médina et se distinguaient légèrement des Tunisiens musulmans au niveau de la Tenue vestimentaire (après le Pacte fondamental ils avaient acquis le droit de porter la chéchia rouge comme les Musulmans et non plus la chéchia noire qui les distinguait).
 
La fusion économico-socio-culturelle s’était donc rapidement opérée en Tunisie aussi bien entre Juifs appartenant à des classes économiques différentes qu’entre Juifs et Européens. Ceci avait naturellement été favorisé par les lois sur la naturalisation qui avait rencontré une levée de boucliers de la part des Musulmans par crainte de l’assimilation pure et simple et de la perte d’identité (il est vrai que les Juifs avaient été encouragés de manière plus franche que les Musulmans à se faire naturaliser).

Comment l’expliquer ? Etait-ce au nom des valeurs judéo-chrétiennes ? Au nom d’une solidarité confessionnelle et religieuse ? Grâce à la capacité des juifs pauvres de surmonter leur handicap économique, issue de leur intelligence ? Après l’acquisition d’une nouvelle mentalité plus mature qu’ils avaient acquise les ayant aidés à assimiler plus rapidement les conditions du « vivre ensemble » basées sur la tolérance de l’autre ? Ou tout cela à la fois ? 
En tous cas pour les Tunisiens musulmans, une rigidité de la mentalité avait continué pendant longtemps de prévaloir à ce niveau. 

Ce n’est qu’après que les choses avaient commencé à changer…Mais Bourguiba et Haddad n’étaient pas les seuls précurseurs de la libération de la femme. Beaucoup de penseurs comme le cheikh Ben Dhiaf et le cheikh el Karoui et le y avaient pensé bien avant et avaient préparé la voie à la consolidation du rôle de la femme en tant que moteur de la société.. » 

HK 

(1) Ce livre verra le jour Inchallah dans la collection classique de l’entreprise d’édition française « Edilivre » avant la fin de l’année 2013 
(2) "Coup de vent sur les sondages parisiens" lettre en réponse d'un rapport rédigé par le cheikh Mohamed Senoussi en 1889 suite à une visite effectuée lors du déroulement d'une session de l'exposition universelle à Paris

 

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