L’ombre de l’ancien premier ministre israélien Ariel Sharon, mort à l’âge de 85 ans, a toujours eu une place particulière dans ma vie. Il était en partie le déclencheur de mon intérêt pour le conflit israélo-palestinien.
Camp de Sabra, Beyrouth, septembre 1982 - Un groupe de femmes palestiniennes passe à côté d’une des victimes du massacre commis par les supplétifs de l’armée israélienne |
Je me souviens être assis dans la salle de séjour à Montréal, une journée d’automne en septembre, regardant les nouvelles en famille tandis que le reportage faisait un zoom sur un homme âgé habillé en noir et portant des lunettes de soleil. Marchant dans la cour de la mosquée Al-Aqsa, il était entouré d’un large groupe d’hommes en armes.
« Que fait-il ? » ai-je demandé à mon père. « Qui est-ce ? »
« C’est Sharon, » répondit-il. « Apparemment, il veut faire une promenade sur le Mont du Temple. » Ces derniers mots dits à contrecœur...
« Mais pourquoi tous ces soldats ? » demandai-je, à travers les yeux étonnés de mes 11 ans.
« Parce que c’est Sharon, et il veut la guerre, » répondit mon père d’un ton qui laissait entendre que les questions devaient s’arrêter là.
J’ai découvert plus tard que les informations disponibles ont plus tard confirmé que le 11e Premier ministre d’Israël était, en fait, accompagné de plus de 1000 soldats et policiers paramilitaires israéliens pour une promenade sur ce que les juifs appelle le mont du Temple, et que les musulmans appellent le Noble Sanctuaire d’Al-Aqsa, la maison d’Al-Aqsa et la Mosquée du Dôme du Rocher.
Ce qui a commencé comme une altercation entre les Palestiniens et les forces d’occupation israéliennes dans Al-Aqsa a dégénéré rapidement dans la seconde Intifada (soulèvement) qui a vu, quelques jours plus tard, l’assassinat du petit Mohamad Al-Dura, âgé de 12 ans, alors que son père essayait de le mettre à l’abri des soldats israéliens décidés à tuer le garçon. Al-Dura, qui est mort dans les bras de son père, est devenu l’emblème de la deuxième Intifada.
Les années 2000 à 2005 ont été un début sanglant pour le nouveau millénaire dans les Territoires palestiniens sous occupation. Le nombre de morts a été estimé à 3 000 Palestiniens et 1000 Israéliens. Et tout ce temps, Sharon a prétendu que tout ce qu’il avait voulu, c’était faire un tour paisible sur le Mont du Temple.
C’était mon introduction pour Sharon, mais il y cependant beaucoup plus à dire sur l’individu.
Quand les hommes politiques meurent, des océans de mots sont habituellement déversés en souvenir d’eux, décrivant la personne soit comme un saint soit comme un pécheur. Lorsque Nelson Mandela est mort en décembre 2013, peu osaient dire quelque chose de négatif à son sujet ; une exception notable étant le Premier ministre canadien Stephen Harper. D’autre part, quand Slobodan Milosevic de Serbie est mort dans sa cellule à La Haye, peu de gens ont versé une larme ou ont eu des mots complaisant à son égard.
Il y a ceux qui sont morts dans ces circonstances confuses et ambiguës, que personne ne veut être le premier à commenter avant que l’autopsie ne soit faite (et même alors, il subsiste un doute), comme c’était le cas avec le défunt président Yasser Arafat.
Sharon est un cas intéressant car les commentateurs se sont à l’avance demandé comment l’évoquer au mieux une fois mort.
Toutefois, ces positions réductrices sont contreproductives.
D’une part, elles ont tendance à dépolitiser et de-contextualiser l’héritage de ces personnalités publiques : « Mandela était une bonne personne », « Saddam était une mauvaise personne », « Arafat a trahi la Palestine ». Ce type de positionnement ne donnent aucun élément de fond pour nous aider à comprendre comment et pourquoi ces personnalités avaient de l’importance et ce dont il faudra se souvenir de leur trajectoire pour que puissions améliorer nos politiques.
D’autre part, il n’est guère nécessaire d’avoir recours à la caricature quand l’histoire nous fournit une étagère pleine de faits sur la vie de l’ancien Premier ministre d’Israël.
Le général et l’homme d’État
Avant d’entrer en politique, Sharon était considéré comme un militaire particulièrement efficace. Il a construit une réputation en se faisant considérer comme l’un des généraux les plus expérimentés et malins qu’Israël avait connus. Il a été affublé des surnoms de « roi d’Israël » et de « Lion de Dieu » (qui est en fait, la traduction littérale de son nom). Il a eu un rôle central dans l’organisation et la réalisations de nombreuses opérations, dans lesquelles de nombreux civils palestiniens ont été assassinés. Par exemple, au cours de l’invasion israélienne de 1982 au Liban, le massacre dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila a démontré combien Sharon savait être efficace quand il s’agissait de tuer des Palestiniens.
Il n’existe toujours pas de bilan exact pour le nombre de personnes tuées dans ces massacres à Beyrouth. L’enquête officielle israélienne - la Commission Kahan - a conclu que entre 700 et 800 personnes ont été assassinées. Le journaliste Robert Fisk, qui a été l’un des premiers à pouvoir se rendre sur les lieux après le massacre, a conclu que 1700 personnes ont perdu la vie. Puis le Croissant-Rouge palestinien a estimé que les victimes étaient plus de 2000. L’enquête d’Amnon Kapeliouk, un journaliste israélien et auteur de « Sabra et Chatila : enquête sur un massacre », avance un bilan de 3000 à 3500 morts.
Vingt ans plus tard, en avril 2002 Sharon a également ordonné les tueries dans le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie occupée. Selon le Centre de ressources Badil : « ... au moment où l’assaut militaire a pris fin le 11 avril, il a été estimé que plus de 50 Palestiniens avaient été tués. Environ 10 pour cent du camp, y compris des centaines de logements de réfugiés, avait été complètement rasé... »
Aucun média n’avait été autorisé à l’intérieur durant l’attaque israélienne. C’est seulement après 2 semaines que les organisations locales et internationales de défense des droits humains, dont Amnesty International et Human Rights Watch, ont été autorisés à entrer dans Jénine. Ces organisations ont rapidement découvert des preuves de graves violations du droit international humanitaire et des droits humains en général, dont de véritables crimes de guerre. Soumis à la pression internationale, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1405, le 19 avril 2002, appelant à une enquête internationale sur l’invasion du camp de réfugiés.
Dans la même année, Sharon était poursuivi en Belgique pour son implication dans des crimes de guerre lors des massacres des camps de réfugiés de Sabra et Chatila et de Jénine. En fait, en vertu de la loi de 1993 de la Belgique, les tribunaux ont « les compétences universelles » pour poursuivre les individus pour des crimes contre l’humanité ou crimes de guerre commis partout dans le monde.
En sa qualité d’ancien militaire, Sharon est connu pour ses actions et réalisations qui ont précédé la création de l’état d’Israël. A l’âge de 14 ans, il était déjà membre de la Haganah, une milice juive qui est devenue les « Forces de Défense Israéliennes »
Durant la guerre de 1948, âgé alors de 20 ans, Sharon a dirigé une compagnie d’infanterie au sein de la Brigade Alexandroni. Les forces israéliennes avaient à l’époque expulsé quelques 700.000 Palestiniens de leur terre dans ce qui sera plus tard connu comme nettoyage ethnique. En août 1953, il était commandant de l’Unité 101 qui a lancé un assaut sur le camp de réfugiés d’Al-Bureij au sud de Gaza. L’attaque a tué plus de 50 personnes. L’exercice macabre de Sharon s’est répandu à travers d’autres villages, y compris le massacre abject du village de Qibya.
Ainsi, l’historien israélien Avi Shlaïm décrit les massacres de ce village dans son livre intitulé « The Iron Wall : Israel and the Arab World since 1948 » (Le Mur de Fer : Israël et le Monde Arabe depuis 1948) comme suit : « Sharon avait donné l’ordre de pénétrer dans Qibya, de faire sauter les maisons et d’infliger de lourdes pertes à ses habitants. Le succès de l’opération a dépassé toutes les attentes et le récit complet et macabre de ce qui est arrivé à Qibya n’était révélé qu’au lendemain de l’attaque. Le village était en fait réduit en décombres : 45 maisons furent explosées et 69 civils dont les femmes et les enfants représentent les deux-tiers, furent assassinés. »
Plus tard, en 1972, aux termes des Protocoles de Galilée, Ariel Sharon a « expulsé quelques dizaines de milliers de fermiers et de Bédouins, a rasé au bulldozer ou a dynamité leurs maisons, a démonté leurs tentes, a détruit leurs récoltes et a bouché leurs puits » dans le but de préparer le terrain pour l’établissement de six kibboutz, de neuf villages et de la ville de Yamit.
En sa qualité de commandant, Sharon savait très bien comment réduire et étouffer efficacement tout aspect de la vie dans les villages. Dans la plupart de ses opérations, non seulement il donnait l’ordre de tirer, mais il impliquait totalement ses troupes dans tout ce qu’il entreprenait.
S’agissant de sa carrière politique, le courant dominant dans les relations internationales a assez souvent remercié et félicité Sharon pour avoir appliqué et opéré le retrait unilatéral des colons israéliens de la Bande de Gaza en 2004/2005. Cette démarche était alors considérée comme un grand sacrifice et une décision pénible pour un premier ministre qui veut montrer « sa bonne volonté pour instaurer la paix »
Ironiquement, depuis ce fameux désengagement, les habitants de Gaza n’ont pas cessé un instant de payer les frais d’un blocus imposé par Israël et qui, cette année, a atteint un niveau encore plus bas et infâme. En fait, simultanément avec le coma de Sharon, il y avait la menace des Palestiniens dans Gaza. Certes il était dans un état végétatif, mais les gens de Gaza doivent continuer à résister au blocus illégal.
Le palmarès de Sharon le politicien compte également sa contribution essentielle à l’approbation et la gestion du Mur de l’Apartheid. Érigé en 2001, le mur serpente la Cisjordanie en séparant des villes, des maisons et des quartiers de part et d’autre, en affectant des ressources à une partie, tout en imposant une punition collective à l’autre.
Enfin, l’histoire retiendra le pouvoir que Sharon détenait pour voter contre et pour s’abstenir d’entreprendre des initiatives diplomatiques pour instaurer la paix dans la région ; un dossier qui laisse peu de chances à penser que Sharon était un homme de paix. En 1979, sous le gouvernement Begin, Sharon avait voté contre un traité de paix avec l’Egypte et en 1994, il s’est abstenu de voter pour un accord de paix avec la Jordanie. Il a par ailleurs voté contre le retrait des troupes israéliennes du sud du Liban en 1985.
En 1991, il s’est opposé à la participation d’Israël à la Conférence de Paix de Madrid, arguant que le déplacement n’en valait pas la peine. Il est resté fidèle à sa position concernant les Accords d’Oslo en 1993 en votant contre à la Knesset.
L’individu et le Système
Maintenant qu’il est mort, il ne reste plus grand-chose à dire de Sharon. Pour être juste, le temps importe peu puisqu’il a disparu depuis un certain temps déjà, toutefois, ses actes se poursuivent. Mais le plus important est que nous réalisions que Sharon n’est qu’une seule facette, quoique globale, d’une immense calamité persistante, en l’occurrence l’apartheid israélien et la colonisation. Peut-être que pour beaucoup d’Israéliens, Sharon a répondu présent pour son pays durant les bonnes comme les mauvaises périodes : il a porté les costumes et cravates aussi bien que les uniformes militaires ; il a serré la main des politiciens et a dirigé son artillerie contre les civils. Il a fait tout cela au nom et dans l’intérêt de l’état Sioniste qui croit qu’il peut arracher les droits et l’intégrité d’un autre peuple, toujours dans l’intérêt de son existence-même.
Comme le démontre son palmarès, des leaders comme Sharon renforcent l’injustice et l’oppression rien que pour le devenir de l’état. Ils n’entreprennent pas ces actions seuls ; ils font partie d’un dispositif qui impose la normalisation de la dynamique du pouvoir basée sur la militarisation, la colonisation et l’apartheid. Le monde, quant à lui, doit suivre ou bien garder le silence.
Aujourd’hui, alors que je vois celui qui, au cours de ces treize ans, a provoqué les fidèles au sein de la Mosquée d’Al-Aqsa et le déclenchement de la Seconde Intifada, mourir après presque une décennie d’invalidité, je peux seulement dire et souligner que Sharon est mort mais l’apartheid israélien est toujours vivant. Cela devrait être placé au centre des discussions sur sa vie et ses contributions pour la « paix. » Cela devrait également être la préoccupation du peuple qui aspire à une fin réaliste, juste et équitable du conflit.
* Sabrien Amrov est assistante de recherche au Foreign Policy Research Foundation SETA à Ankara, Turquie.
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