Réflexions sur les thèses de Kishore Mahbubani par Jean-Pierre Lehmann Dans un essai magistral, l’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani analyse le déclin occidental : recul démographique, récession économique, et perte de ses propres valeurs. Il observe les signes d’un basculement du centre du monde de l’Occident vers l’Orient. |
2 septembre 2008
L’auteur de The New Asian Hemisphere : The Irresistible Shift of Global Power to the East, Kishore Mahbubani, est un diplomate réputé de Singapour. Il est professeur et doyen de Il y a plus de 40 ans – j’avais alors entre 20 et 30 ans – un ouvrage de l’important historien britannique Victor Kiernan m’avait fortement impressionné : il s’intitulait The Lords of Humankind, European Attitudes to the Outside World in the Imperial Age. Il avait été publié en 1969, lorsque la décolonisation européenne touchait à sa fin, à quelques rares exceptions près. Kiernan brossait le portrait de l’arrogance et du fanatisme traversés par un rayon de lumière exceptionnel. La plupart du temps, cependant, les colonialistes étaient des gens médiocres mais en raison de leur position et, surtout, de leur couleur de peau, ils étaient en mesure de se comporter comme les maîtres de la création. De plus, l’ouvrage de Kiernan me montrait que, même si la politique coloniale européenne touchait à sa fin – les puissances coloniales européennes ne pouvant plus garder leurs colonies – l’attitude colonialiste des Européens subsisterait probablement encore longtemps. En fait, celle-ci reste très vive en ce début de XXIe siècle. Souvent, on est étonné et outré lors de rencontres internationales, quand un représentant européen entonne, plein de superbe, à peu près le refrain suivant : « Ce que les Chinois [ou les Indiens, les Indonésiens ou qui que ce soit] doivent comprendre est que… », suivent les platitudes habituelles et l’énonciation hypocrite de principes que les Européens eux-mêmes n’appliquent jamais. Le complexe de supériorité subsiste. Le fonctionnaire européen contesterait certainement être un colonialiste atavique. C’est là qu’est le problème. Comme l’écrit Mahbubani : « Cette tendance européenne à regarder de haut, à mépriser les cultures et les sociétés non européennes a des racines profondes dans le psychisme européen. » (p. 266) A l’époque de l’impérialisme, qui, selon Kiernan, a duré des guerres napoléoniennes à
Tel est le contexte dans lequel s’inscrit l’ouvrage de Kishore Mahbubani, dans lequel il annonce l’essor d’un nouvel hémisphère asiatique, qui, à son tour, entraînera le transfert inévitable de la puissance mondiale vers l’Orient. Il est choquant – mais malheureusement pas surprenant – d’apprendre, en lisant les remerciements figurant dans le livre, que de nombreux amis occidentaux du professeur lui ont conseillé de ne pas le publier, car il risquerait de heurter de nombreux lecteurs occidentaux. Je souhaite que le plus grand nombre possible d’Occidentaux lisent cet ouvrage. Les lecteurs rejetteront de nombreuses assertions – j’aurais aussi certains points à débattre avec Mahbubani – mais la thèse principale de l’ouvrage est incontestable. Non seulement elle décrit de manière pénétrante la réalité mondiale actuelle, mais elle donne des indications convaincantes sur l’évolution globale future. Mahbubani n’est pas « anti-occidental » ; à maints égards, il admire beaucoup certains de nos acquis et croit que l’Orient devra les adopter – notamment l’État de droit et la justice sociale – s’il veut réaliser sa « marche vers la modernité ». Pour l’Occident, il est temps de regarder la réalité en face Ce que Mahbubani attaque c’est l’anomalie absurde d’un pouvoir mondial occidental envahissant et persistant dans un monde sujet à des changements fondamentaux. Cette distorsion est due à la politique occidentale et aux attitudes qui en résultent. L’anomalie est d’autant plus frappante étant donné la démographie actuelle. A l’apogée de l’époque impériale, aux alentours de 1900, la population européenne représentait environ un quart de l’humanité (contre 57% pour l’Asie). Aujourd’hui, la première ne représente plus que 12% de la population mondiale. Bien que même une proportion de 30% de la population mondiale de 1900 (Europe et Amérique du Nord) ne justifiait en aucun cas que les Occidentaux se comportent comme les maîtres de l’humanité, cette prétention est encore plus contestable au XXIe siècle, où 12% entendent faire la loi aux 88% restants. Alors que – quittant la démographie – on pouvait peut-être considérer l’Occident en 1900 comme « supérieur » dans de nombreux domaines, notamment les institutions, les systèmes socio-politiques et industriels, l’éducation et les innovations techniques, cette supériorité est aujourd’hui remise en question par l’Orient en plein essor. Il est temps que l’Occident regarde la réalité en face et Mahbubani lui en donne l’occasion. Il est inévitable qu’un livre d’une telle ampleur comporte quelques parties peu claires et sujettes à controverses. Une de celles-ci est la présentation globale « kiplinguesque » de l’Orient et de l’Occident ou, plutôt, de l’Orient contre l’Occident. On pourrait voir le continent eurasien comme un continuum plutôt que comme divisé. Dans son Livre des merveilles du monde, Marco Polo raconte les merveilles qu’il a découvertes lors de son voyage en Orient, mais le Vénitien aurait été peut-être autant étonné, voire davantage, s’il était allé en Finlande par exemple, plutôt qu’en Mongolie. En Orient comme en Occident – mais en Orient surtout – l’homogénéité qui permettrait des généralisations fait défaut. Cela ne vaut pas seulement pour la culture mais également pour le niveau de développement économique et politique. En décrivant le Singapour de son enfance, Mahbubani indique que les toilettes à chasse d’eau étaient un luxe dont ne disposaient que quelques familles. Ayant passé une partie de mon enfance en Espagne, une décennie après la guerre civile, lorsque le pays était encore dans un état désespéré de sous-développement, j’ai des souvenirs semblables. (Et quand on a eu finalement des toilettes à chasse d’eau, elles se bouchaient tout de suite.) Le pays qui, à mon avis, ressemble le plus à l’Espagne, est Deux questions importantes subsistent une fois la lecture achevée. Il en va de même pour le Japon. Géographiquement, il est des plus à l’est mais qu’en est-il des autres aspects ? Mahbubani montre comment, dans les années 1870, les premiers intellectuels japonais favorables à la modernisation, en particulier Yukichi Fukuzawa, affirmaient que le salut du Japon résidait dans le fait de « quitter l’Asie » et de revêtir le costume occidental. A l’époque impériale, à côté des trois principaux colonisateurs Européens, une puissance coloniale asiatique émergeait, le Japon, qui entreprit de coloniser ses voisins, Taiwan, Si ces questions demeurent sans réponse dans le livre de Mahbubani, c’est qu’elles sont sans réponse ! Cela ajoute à la confusion régnant dans un environnement global extrêmement complexe. Ainsi, « au début du XXIe siècle, alors que nous entrons dans une des périodes de changements les plus profonds que l’humanité ait jamais vécues » (p. 279), il existe également des structures de continuité qui, finalement, peuvent accentuer les discontinuités. La thèse de Mahbubani peut être divisée en trois parties : une mise en accusation de l’Occident, une évaluation de l’Orient et de son avenir et une feuille de route pour une future gouvernance mondiale. 1. Mise en accusation de l’Occident Comme nous l’avons dit plus haut, Mahbubani manifeste une profonde admiration pour de nombreuses réalisations occidentales et croit vraiment que l’avenir de l’Orient réside dans son aptitude à adapter et à incorporer ce qu’il appelle les « sept piliers de la sagesse occidentale » : l’économie de marché, la science et la technologie, la méritocratie, le pragmatisme, la culture de paix, l’État de droit et l’éducation. A propos de la « culture de paix », il écrit : « Les États occidentaux ont atteint le sommet du développement humain : non seulement zéro guerre mais zéro projet de guerre entre deux pays occidentaux ». La situation dans les Balkans est sans doute une exception assez sanglante à cette règle, mais ce fait est néanmoins important et ne devrait pas être considéré comme « allant de soi » : il devrait être considéré comme « une des réalisations les plus impressionnantes de l’histoire de l’humanité » (p. 79). En particulier, une guerre entre les deux grands anciens belligérants européens que sont La mise en accusation possède deux aspects : le premier est que l’Occident ne respecte pas ses propres valeurs et le second qu’il ne veut pas ou ne peut pas reconnaître le besoin de changement de l’ordre mondial qui entraînerait la fin de son quasi-monopole de pouvoir. Ces deux aspects sont liés : « L’incapacité de l’Occident à admettre le caractère non viable de sa domination mondiale représente un grave danger pour le monde. Les sociétés occidentales doivent choisir entre chercher à défendre leurs valeurs ou chercher à défendre leurs intérêts au cours du XXIe siècle » (pp. 7–8). C’est un sujet sur lequel Mahbubani revient assez souvent dans son ouvrage, démontrant que trop souvent les intérêts priment sur les valeurs. Repli dans des forteresses L’auteur établit une distinction entre ce qu’il appelle l’« Occident philosophique » et l’« Occident matériel », celui-ci étant plus important et dominé par des intérêts bornés. Une grande menace pour la planète provient particulièrement du fait que l’Europe surtout, mais aussi plus récemment les Etats-Unis, retombent dans un fort protectionnisme qui risque de mettre en péril la période la plus remarquable de croissance économique que le monde ait jamais connue. La montée du protectionnisme est la force la plus puissante qui pousse le monde dans le second scénario, celui du « repli dans des forteresses ». Mahbubani reproche à l’Europe sa myopie, son autosatisfaction et son égocentrisme. Il relève en particulier que l’Europe a failli à s’engager vraiment en faveur de ses voisins : « Ni les Balkans ni l’Afrique du Nord n’ont bénéficié de leur proximité avec l’Union européenne » (p. 237). Il note également « l’échec de l’UE à développer des relations constructives à long terme avec L’échec du Sommet Asie-Europe (ASEM) en est un exemple très frappant. L’ASEM a été mis sur pied à l’initiative de Singapour qui partait du principe que si les relations étaient très étroites entre l’Amérique et l’Europe d’une part et l’Amérique et l’Asie d’autre part, le troisième côté du triangle, Asie-Europe, brillait par son absence. D’où l’idée de l’ASEM. La première rencontre eut lieu en fanfare en 1996 à Bangkok : quasiment tous les chefs d’État de l’UE étaient présents. C’est l’époque où l’Asie était en plein « miracle économique ». Cependant, après la crise financière de l’Asie de l’Est, en 1997, que de nombreux Européens considérèrent (à tort, bien sûr) comme la fin de l’avancée économique de l’Asie, l’intérêt se dissipa totalement si bien que presque aucun chef de gouvernement européen ne daigna assister aux rencontres suivantes. Georges W. Bush a accéléré le déclin de l’Occident Cependant, au XXIe siècle, le déclin de l’Occident en termes d’abandon de ses valeurs a été accéléré en particulier par les États-Unis sous le gouvernement de Georges W. Bush. Mahbubani cite George Kennan, un des principaux architectes de la politique étrangère et de l’idéologie politique post-américaines : « Tout message que nous adressons aux autres ne sera efficace que s’il est en accord avec nos attitudes à l’égard de nous-mêmes » (p. 106). Naturellement, Bush n’est pas le premier président états-unien coupable de duplicité et d’atrocités. Mais la guerre en Irak sera sans aucun doute un jalon important dans le déclin de l’Occident en matière à la fois de pouvoir et de valeurs. Les États-Unis et le Royaume-Uni, pays qui revendiquent l’invention et l’application du droit international, ont violé celui-ci en envahissant l’Irak sans véritable mandat des Nations Unies. Et le gouvernement Bush a fait pis encore que de se comporter comme un hors-la-loi international en attaquant l’Irak : « Il a décidé de ne pas respecter le droit international humanitaire » (p. 259). Personne n’est assez naïf pour croire que Crise de gestion de notre ordre mondial si l’Occident ne change pas de cap Il y a là aussi une hypocrisie stupéfiante : « La plupart des États-uniens n’ont aucune idée du choc que le gouvernement Bush a provoqué en se détournant des conventions, universellement reconnues, sur le respect des droits humains et en particulier contre la torture. » « Bien qu’ils aient violé plusieurs dispositions sur les droits humains, les États-Unis continuent de publier chaque année un rapport du Département d’État sur la situation des droits de l’homme dans tous les pays du monde sauf le leur » (p. 259). On peut accuser l’Europe de complicité dans cette violation flagrante des droits de l’homme à la fois directe et indirecte. Directe, dans la mesure où l’on dispose de preuves patentes de la participation européenne au « tristement célèbre » Extraordinary Rendition Program [1], des actes de torture ayant été perpétrés dans certains pays de l’UE et d’autres pays de l’UE ayant autorisé le transport d’individus vers des destinations où l’on pratiquait la torture. Indirecte en ce que, contrairement aux virulentes condamnations, par les Européens, des violations des droits de l’homme commises par des pays comme le Zimbabwe, La baisse de la part de l’Occident à la population mondiale, la baisse de sa puissance économique relative et le déclin de ses valeurs, tout cela contribue à rendre illégitime sa prétention à gouverner le monde. Sept des pays du G8 sont des nations occidentales et cinq sont européens. Même si l’on place Le nombre de membres devrait à la fois être réduit (un seul représentant pour l’UE devrait suffire) et étendu (à L’arrogance et la domination occidentales peuvent être également illustrées par les droits de vote et les postes de cadres supérieurs que l’Occident s’est attribués dans les deux institutions financières les plus importantes, 2. Evaluation de l’Orient et de son avenir La citation la plus parlante de l’ouvrage de Mahbubani est peut-être celle de Robert Sirota, président de L’essor économique de l’Orient a été remarquable. Il y a quatre décennies encore, en 1968, l’économiste suédois Gunnar Myrdal, lauréat du prix Nobel, publiait son œuvre maîtresse en trois volumes intitulée Asian Drama : An Inquiry into the Poverty of Nations [2]. Selon l’auteur, non seulement l’Asie était pauvre, mais elle allait très probablement le rester. Asie et pauvreté, et en particulier Chine et pauvreté étaient considérés comme des synonymes. Jusque dans les années 1970, lorsque les occidentaux envisageaient d’investir ailleurs qu’en Occident, les principales destinations étaient des pays comme l’Iran, le Nigeria et le Mexique alors qu’on se tenait à distance de l’Asie de l’Est et du Sud. Comme les choses ont changé ! Le remarquable essor économique de l’Orient est dû en partie à une dynamique interne qui attachait beaucoup de prix aux réformes du marché ainsi qu’à leurs fondements institutionnels, et particulièrement au développement du capital humain et aux effets bénéfiques de la globalisation. Ce que certains groupes anti-mondialisation occidentaux ne peuvent tout simplement pas comprendre, c’est combien l’effet de la croissance économique est libérateur. Ce n’est pas seulement l’acquisition de biens matériels qui pourvoient aux besoins et à la dignité des hommes – par exemple les toilettes à chasse d’eau – mais également, selon Mahbubani, « la transformation de l’esprit humain qui a lieu quand les gens connaissent cette croissance économique rapide » (p. 55). « En 2010, 90% de tous les scientifiques et ingénieurs titulaires d’un doctorat vivront en Asie » Alors que l’économie de marché et la mondialisation provoquent un grand désenchantement en Occident, l’Asie considère que « la vraie valeur de l’économie de marché ne réside pas seulement dans l’augmentation de la productivité. Elle élève l’esprit humain, elle libère l’esprit de centaines de millions de personnes qui sentent maintenant qu’ils peuvent enfin prendre leur destin en main. C’est pourquoi l’Asie va de l’avant » (p. 18). Un exemple clé de cette libération est la liberté de choisir sa profession. C’est « une liberté que la plupart des occidentaux considèrent comme allant de soi. Pourtant, au cours des 3000 ans de la civilisation chinoise, la grande majorité des Chinois n’ont commencé à en jouir qu’au cours de ces 30 dernières années, période représentant à peine 1% de la durée de la civilisation chinoise » (p.136). L’essor de l’Asie, selon Mahbubani, provient en grande partie de son adaptation réussie aux « sept piliers de la sagesse occidentale ». On ne la mesure pas seulement dans ses succès en matière de musique classique mais peut-être d’une manière encore plus redoutable en sciences et en technologie : en effet, « en 2010, 90% de tous les scientifiques et ingénieurs titulaires d’un doctorat vivront en Asie » (p. 58). Les changements intervenus sont vraiment profonds : « L’Asie explose parce que tant de cerveaux asiatiques, sous-employés pendant des siècles, débordent de créativité » (p. 13). « Au cœur de l’histoire de l’Asie – et cela a souvent été négligé – on trouve la responsabilisation de centaines de millions de personnes qui ressentaient auparavant un manque total de pouvoir sur leur vie » (p. 17) La principale menace est la résurgence du protectionnisme occidental Tandis que les horizons asiatiques offrent de nombreuses occasions de développement futur, il existe inévitablement un certain nombre de menaces, à la fois internes et externes. La principale menace externe est la résurgence du protectionnisme occidental et également son incapacité à adapter les structures de l’esprit de gouvernance globale aux nouvelles réalités, tout particulièrement en répondant aux besoins des puissances orientales émergentes. Mieux comprendre la pensée musulmane Mahbubani voit trois principaux foyers de défis pour l’Occident : Tandis que 6 des 7 piliers de la sagesse occidentale semblent tout à fait solides en Orient, le septième aurait besoin d’être renforcé : la « culture de paix ». Comme l’écrit l’auteur, « l’occasion actuelle de devenir un pays développé est la meilleure qu’ait eue On compare souvent – à juste titre ou non – l’Asie du début du XXIe siècle à l’Europe du début du XXe siècle, mais il n’est aucunement prouvé que lors de Mahbubani pense que les perspectives de guerre en Asie sont atténuées par « la remarquable réalisation diplomatique qu’est l’ASEAN » [3] (p. 84). Les grandes puissances de l’Asie du Nord-Est, C’est un aspect auquel, à mon avis, Mahbubani n’accorde pas assez d’attention. Parmi les raisons de tancer l’Occident, il voit l’hypocrisie et la duplicité de ce dernier à propos du changement climatique et je suis d’accord avec lui. La quantité d’émissions à effet de serre dont l’Occident a été responsable pendant les deux derniers siècles fait entièrement reposer la responsabilité du leadership sur ses épaules. L’Occident est riche alors qu’en comparaison l’Orient reste pauvre malgré ses importants progrès économiques récents. Pour assurer la paix, la croissance de l’Asie doit se poursuivre. Le « compromis » entre la croissance et l’environnement est beaucoup plus délicat et complexe en Orient qu’en Occident. L’attitude de l’Occident, en particulier des Etats-Unis, à propos du changement climatique constitue une des nombreuses accusations justifiées. Les perspectives de l’Orient sont très positives Mais, et il y a un grand mais ! Quand, par exemple, un smog épais et toxique, qui provient des incendies de forêt d’Indonésie, enveloppe Kuala Lumpur et Singapour – lequel empêche notamment les vols entre les deux villes – et qu’on le qualifie de « légère brume » afin de ne pas choquer, il n’est pas exagéré de dire que l’Asie est confrontée à des défis environnementaux considérables dont elle est responsable et dont la maîtrise ne nuirait pas à la croissance de la région, bien au contraire, mais qui résultent en grande partie d’une mauvaise gouvernance, de la corruption et de l’incapacité à appliquer la loi. Mahbubani aurait peut-être pu ajouter un huitième « pilier de la sagesse occidentale » (en tout cas un pilier européen, si ce n’est américain) : l’écologie. Il n’est pas difficile d’imaginer toutes sortes de « cygnes noirs » possibles en Asie en ce début de XXIe siècle. Un scénario environnemental pourrait être l’un des plus plausibles. Cela dit, non seulement les récentes réalisations et les perspectives de l’Orient sont très positives mais ce sont, comme Mahbubani le fait remarquer très justement, des évolutions dont l’Occident devrait se réjouir. « La réalisation du rêve occidental devrait représenter un moment de triomphe pour l’Occident » (p. 5). L’essor de l’Asie est incontestablement une bonne nouvelle. Une cause possible de tragédie en ce début de XXIe siècle pourrait être qu’il ne soit pas reconnu comme tel mais plutôt comme une menace, comme un jeu à somme nulle qui doit être affronté. 3. Feuille de route pour une future gouvernance mondiale Comme Mahbubani le reconnaît au début de son ouvrage, « les Asiatiques sont devenus un des grands bénéficiaires de l’ordre multilatéral créé par les États-uniens et les autres vainqueurs de Quand Mahbubani écrit que « le moment est venu de restructurer l’ordre mondial », que « nous devrions le faire maintenant » (p. 235), il est évident que la restructuration doit être basée essentiellement sur les structures existantes, mais pas toutes. Ainsi, le G8 devrait être abandonné. Le grand sujet de plainte de Mahbubani est l’incapacité de l’Occident à maintenir, à respecter et encore plus à renforcer les institutions qu’il a créées. Et l’amoralité avec laquelle il se comporte trop souvent sape davantage les structures et l’esprit de la gouvernance mondiale. Les États-Unis et Prenons le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Selon Mahbubani, il « est légalement vivant mais spirituellement mort » (p. 193). Le fait même que les États-Unis et le Royaume-Uni soient entrés en guerre sans l’autorisation du Conseil de sécurité signifie que ces deux membres permanents ont « perdu l’autorité morale nécessaire pour demander à l’Iran de se soumettre aux résolutions du Conseil de sécurité » (p. 195). « Le monde, écrit-il, a perdu pour l’essentiel sa confiance dans les cinq États nucléaires. Au lieu de les considérer comme des gardiens honnêtes et compétents du TNP, il les perçoit généralement comme faisant partie de ses principaux violateurs » (p. 199). Leur décision d’ignorer le développement par Israël d’un arsenal nucléaire leur a été particulièrement préjudiciable. Lors d’une rencontre à Bruxelles au début de 2008, j’ai demandé à l’un des participants, Javier Solana, Haut-Représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité commune, son avis sur la question de l’arsenal nucléaire d’Israël mais il a refusé catégoriquement d’aborder le sujet. La conspiration du silence – alors que chacun sait qu’Israël possède l’arme nucléaire – a entraîné la création d’une « brèche dans le régime de non-prolifération dans laquelle d’autres pays peuvent s’engouffrer » (p. 199). La prolifération nucléaire est une des menaces majeures de ce début de XXIe siècle. Il faut renforcer le TNP afin de pouvoir demander à Israël de démanteler son arsenal nucléaire. Sinon il n’y a aucune raison légitime de refuser à l’Iran de devenir une puissance nucléaire, ce qui conduira sans doute l’Arabie saoudite et d’autres pays à faire de même. Échec de l’Occident C’est cette incapacité à exercer convenablement un leadership qui fait que l’Occident est aujourd’hui davantage le problème que la solution. En même temps, comme le reconnaît Mahbubani, « les pays d’Asie ne sont pas encore prêts à intervenir ». L’Occident viole certes ses principes, mais c’est en assimilant et en appliquant les trois principes occidentaux de « démocratie, d’État de droit et de justice sociale [que] le monde peut devenir meilleur » (p. 236). Actuellement, aucun des prétendants au leadership mondial ne possède de tels principes universels. Je suis tout à fait d’accord avec Mahbubani et je crois vraiment que l’Inde est déjà en position de devenir le leader intellectuel du monde. La quantité de productions dans tous les domaines – sciences, littérature, cinéma, sciences politiques, philosophie, métaphysique, technologie, management, etc. est tout simplement prodigieuse. Mais en même temps, l’Inde doit résoudre de nombreux problèmes intérieurs. C’est également un pays dont les principes et la civilisation échouent au « test de réalité ». Pour ne citer qu’un exemple, comme le savent les lecteurs de l’article sur la pollution en Inde paru dans un récent numéro de The Economist (« India and pollution : Up to their necks in it », 19 juillet 2008), quelque 700 millions d’Indiens sont littéralement dans la merde jusqu’au cou. Le Premier ministre Manmohan Singh a demandé un programme de « croissance globale » qui devrait être réalisé pour le bien des Indiens et avant que le pays puisse assumer légitimement tout rôle mondial sérieux. Au vu de cette période de transition pendant laquelle l’Occident décline et l’Orient monte en puissance mais pas encore au point de « prendre la relève », on peut qualifier les exhortations de Mahbubani de « b.a.-ba ». Ainsi, ayant été pendant sept ans ambassadeur de Singapour auprès des Nations Unies, dont une mission de 2 ans en tant qu’ambassadeur auprès du Conseil de sécurité lorsque Singapour occupait un siège temporaire au Conseil de sécurité, Mahbubani est un multilatéraliste convaincu et un fervent partisan de l’institution et de l’esprit des Nations Unies bien qu’il reconnaisse qu’elles ont besoin d’une réforme radicale. Mais il faut reconnaître quelle considérable innovation et quelle amélioration l’ONU a représentées dans l’histoire de l’humanité. Mahbubani lance un appel passionné à ses lecteurs : « Je vous en prie, trouvez un exemplaire de Désoccidentaliser Il en va de même des institutions financières internationales. Bien qu’on ait de bonnes raisons de douter qu’aucune des trois plus importantes – L’esprit internationaliste tel qu’il s’incarne dans Développer des relations personnelles approfondies Et le meilleur moyen de servir la cause du pragmatisme serait que les États-Unis étudient la civilisation perse et acceptent sa réalité actuelle et ses aspirations futures : « Par conséquent, un grand pas pragmatique que l’Amérique pourrait faire consisterait à regarder au-delà du voile de la théocratie islamique et à essayer de développer une meilleure compréhension de la culture et de la civilisation perses. Elle devrait établir des relations diplomatiques avec le gouvernement et développer des relations personnelles approfondies avec la société iranienne. […] L’Amérique devrait investir en Iran et même lui proposer un accord de libre-échange » (p. 274). « Mieux vaut discuter que faire la guerre » J’ai passé quelque temps en Iran en 2006 et je dois dire que je suis absolument d’accord avec Mahbubani dans ce qu’il propose et lorsqu’il écrit que « l’engagement aide ceux qui désirent ouvrir et réformer la société iranienne » (p. 216). Comme il le souligne, pendant la guerre froide, les relations diplomatiques et les dialogues ont été maintenus avec Moscou et les autres capitales importantes. Le fait que les États-Unis et l’Europe aient entretenu des relations diplomatiques avec l’URSS et ses satellites n’impliquait pas qu’ils approuvaient les goulags et bien d’autres mesures totalitaires ou les violations des droits de l’homme. Les relations ont été maintenues pour des raisons pragmatiques de saine et intelligente diplomatie. Des compromis ont finalement été trouvés qui ne l’auraient probablement pas été sans dialogue. La tendance actuelle à ne pas « reconnaître » ses ennemis – Iran, Cuba, etc. – est absurde. Comme le disait un autre grand pragmatiste, Winston Churchill : « Mieux vaut discuter que de faire la guerre. » En conclusion, il devrait être évident que les Occidentaux qui poussaient Mahbubani à ne pas publier son ouvrage avaient absolument tort. Il faudrait qu’en Occident, le plus grand nombre de personnes le lisent et réfléchissent à ses thèses. Il faudrait le faire connaître aux leaders occidentaux et – dans l’idéal – obliger le président états-unien à le lire. [1] Transferts secrets de personnes soupçonnées de terrorisme et enlevées par [2] La traduction française Le drame de l’Asie : une enquête sur la pauvreté des nations, a paru au Seuil en 1976. (n.d.t.) [3] Association des nations de l’Asie du Sud-Est. |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire