jeudi 9 juin 2011

Eloge de la Société Civile : Plaidoyer pour l’émergence d’une Algérie de l'avenir


par Pr Chems Eddine Chitour



«L’utilité commune est le fondement de la société civile.»  
Jean-Jacques Rousseau

    Il est courant d´admettre dans les pays évolués, l´importance d´un contre-pouvoir de l´Etat, non politique, constitué par la société civile. L´émergence de la notion de société civile est ancienne, elle s´est progressivement affirmée au fur et à mesure que l´Etat s´est consolidé. A quoi sert justement l´Etat? Est-il un instrument utile? Hobbes fut le premier à mettre en évidence l´utilité de l´État et surtout à montrer qu´il était le résultat d´un calcul, bref, que la raison d´être de l´Etat, c´était la Raison elle-même. Il s´agissait, en effet, d´apporter une solution au problème que posait la guerre permanente de tous contre tous, caractéristique de l´état de nature. Les hommes passent alors un accord et abandonnent ensemble leur part de droit naturel et leur violence entre les mains d´un Tiers, par nécessité, omnipotent. L´État donne ainsi aux hommes la sécurité dont ils ont besoin pour l´exercice de leur liberté. En dehors de l´Etat, les hommes jouissent d´une liberté absolue. Mais chacun disposant de la même liberté absolue, tous sont exposés à subir des autres ce qui leur plaît. La Constitution d´une société civile et d´un État oblige à une nécessaire limitation acceptée de la liberté.

Qu´est-ce que la société civile?

  Cependant, pendant longtemps la société civile a eu un rôle marginal parce que l´Etat s´occupait, globalement, correctement des citoyens. La réémergence des sociétés civiles dans les pays capitalistes s´est faite en réaction à la paupérisation progressive des populations laborieuses et on peut penser qu´elles connaissent un regain d´intérêt depuis que le modèle de capitalisme néo-libéral et la mondialisation se sont imposés comme seul horizon indépassable. Par réaction, les citoyens ont commencé à remettre de plus en plus cette façon de faire d´autant que l´Etat a reculé face au capital et ses missions sociales se sont progressivement réduites en peau de chagrin. Justement et pour paraphraser Coluche, la démocratie dans les pays capitalistes c´est «cause toujours» et dans les pays sous-développés «ferme ta gueule».

  Pour donner le change, on inventa dans les pays développés, alors, le concept de démocratie participative donnant l´illusion au citoyen qu´il est acteur de son destin. Cependant, tout n´est pas négatif, pour la société civile, sa connaissance des réalités sociales permet de formuler les besoins et les demandes des citoyens. Son expertise permet d´éclairer le débat public avec des analyses indépendantes. Elle met en lumière les manquements à l´ Etat de droit, les insuffisances des politiques publiques pour que les autorités puissent les corriger. Elle permet à l´Etat d´entendre les revendications des citoyens. En proposant un espace de libre expression, elle joue un rôle de régulation des conflits.

«La société civile n´a pas pour vocation de se substituer à l´Etat. Elle reconnaît ses prérogatives. Par son action, elle vise à renforcer l´Etat en l´invitant à jouer pleinement son rôle dans la mise en oeuvre des politiques publiques et dans le respect de l´Etat de droit. Elle est un interlocuteur utile à l´Etat, avec lequel peuvent, dans certains cas, s´établir des coopérations dans le respect du rôle de chacun. En proposant aux citoyens des espaces de participation à la vie du pays, en faisant porter le débat public sur des questions d´intérêt général, la société civile contribue à la réussite de cette transformation. Son indépendance, sa liberté d´action sont les conditions nécessaires pour qu´elle joue ce rôle. Les énergies mobilisées par la société civile visent à bâtir une société juste et apaisée.(1)

  Selon le Comité économique et social européen c´est «un concept global désignant toutes les formes d´action sociale d´individus ou de groupes qui n´émanent pas de l´Etat et qui ne sont pas dirigées par lui»; «concept dynamique, décrivant à la fois une situation et une action». Quelques éléments de ce processus: pluralisme, volonté permanente de consensus, respect des principes de tolérance et de volontariat... autonomie d´institutions garantes de droits et valeurs ne devant pas être exclusivement garantis par l´Etat; visibilité, notamment politique, assurée par des structures de communication proches de la base; participation aux processus publics de communication ou d´action et représentation commune du bien collectif, à côté et en complément des mandats politiques; éducation, qui ne saurait en aucun cas relever uniquement d´une politique de l´Etat; responsabilité, une communauté solidaire n´étant pas uniquement attachée à l´exercice de droits individuels, ces droits étant articulés à des devoirs vis-à-vis du bien commun; subsidiarité: le niveau inférieur possède une primauté de principe (légitimité); le niveau supérieur n´intervient que lorsque le niveau inférieur ne peut maîtriser la situation (efficacité).(2)

   La société civile est dans l´air du temps. La société civile est facilement opposée au domaine de l´étatique ou du politique, comme au marché. Le terme recouvre un entre-les-deux, où s´exprimerait toute la vitalité de la vie sociale, basée sur la libre volonté de tous, hors de tout rapport d´autorité ou d´intérêt privé. Un monde de la solidarité où se manifesteraient les demandes et évolutions d´une société tout en concrétisant une forme d´action pragmatique, efficace, plus morale que le Marché, plus représentative des intérêts et idéaux des gouvernants. Vaclav Havel dans son ouvrage «Le pouvoir des sans-pouvoir», exalte le réveil de la société civile: dans les sociétés post-totalitaires nées de l´effondrement du communisme, il faudra, dit-il, que surgissent de nouvelles structures, des associations civiques et citoyennes qui favoriseront la transition démocratique. Bref, on prête toutes les vertus à la Société civile: - c´est un contre-pouvoir qui contrôle les excès de l´État - elle est diverse et représentative, contrairement souvent, aux gouvernants et élus qui tendent à se recruter dans les mêmes milieux et à partager la même vision - elle permet l´émergence de nouvelles élites (et ceci vaut particulièrement dans les pays en voie de développement) - elle surveille et dénonce les dérives autoritaires, les scandales, les risques écologiques ou autres- elle apaise le débat et incite les citoyens à participer à la vie publique, leur rendant confiance dans la démocratie. Beaucoup ne voient que des avantages à l´émergence de la société civile, y compris celui d´abolir les rapports de conflit et de domination sur lesquels insistait tant la pensée marxiste dominante chez les intellectuels jusque dans les années 70.(3)


Y a-t-il une société civile en Algérie?

 La situation en Algérie se caractérise par un certain nombre d´organisations de masses héritées du parti unique et qui continuent à monopoliser le champ social se voulant être les seuls interlocuteurs privilégiés à l´exclusion de tous les autres, avec une légitimité sur le terrain de plus en plus remise en cause. De ce fait, l´expression de la dynamique sociale et c´est une chance dont le pouvoir ne mesure pas assez l´importance, se fait par d´autres canaux qui ne demandent qu´une reconnaissance officielle d´autant que sur le terrain, ils arrivent à mobiliser pour la défense de droits syndicaux.

  Cette forme d´expression n´est pas la seule, il existe des milliers d´associations dont certaines font un travail remarquable mais là encore certaines ont la bénédiction, d´autres sont ignorées et pire certaines sont interdites. Cependant, ces organisations syndicales n´interviennent pas encore comme contre-pouvoirs soft et observateurs attentifs du fonctionnement des institutions, voire proposent des solutions aux multiples problèmes que connaît l´Algérie. On commence à percevoir les prémices de cercles de réflexion (think thanks) qui proposent d´une façon volontaire et désintéressée des voies de salut en dehors des partis politiques, seuls interlocuteurs dans un véritable accord tacite pour se partager la scène médiatique à l´exclusion justement, de ces milliers d´organisations civiles bénévoles et qui sont pour le moment inaudibles.

A-t-on besoin d´une société civile maintenant?

  Le monde a profondément changé; en 6 mois, le Monde arabe a été bouleversé de fond en comble pour un dessein qui n´est malheureusement pas au bénéfice des peuples arabes. Des alliances se nouent, d´autres se dénouent. Quoi qu´on dise, les regards sont braqués sur l´Algérie. Nous ne sommes pas à l´abri d´un tsunami, nos frontières sont de plus en plus vulnérables et nous donnons l´impression de nous installer dans les temps morts avec des slogans du siècle précédent. Un constat: l´Algérie ne peut pas continuer à vivre sur des schémas. Si on ne fait rien par nous- mêmes, il est quasi certain que nous serons formatés du dehors non pas comme nous le voulons mais comme le veut le Nouvel ordre mondial. Des pays sont dépecés sous nos yeux, d´autres sont sur le chemin de la partition. Après le Soudan et la Libye, voilà que l´on apprend qu´il existe un plan de partition de l´Egypte avec, notamment un Etat chrétien en Nubie! Nous devons être extrêmement vigilants. L´Algérie est devenue le premier pays d´Afrique par la superficie et il ne faut pas croire que nous sommes invulnérables. Le démon du régionalisme, la soif de pouvoir, l´appât du gain et pour notre malheur, l´étendue du pays, sa richesse en hydrocarbures et en terres agricoles sont autant de critères de vulnérabilité.

   Sans verser dans le nihilisme, il faut bien convenir que beaucoup de réalisations ont été faites avec les dollars, peut-être sans optimisation et avec forcément des «pertes». Je veux citer les millions de logements, la construction de barrages. L´ Algérie avait des besoins en eau, en routes, en bâtiments. L´autoroute d´eau douce de 750 km et le réseau de routes et d´autoroutes sont des prouesses qu´il faut saluer. Pourtant, des échecs fondamentaux doivent être signalés, c´est d´abord le projet de société qui fait que faute de consensus, nous sommes au milieu du gué, tiraillés entre un Orient du coeur mais qui a fait la preuve de son échec et un Occident tentateur qui fait tout pour nous déstabiliser. C´est aussi la catastrophe de l´éducation et de l´enseignement supérieur. Notre tissu industriel a disparu par pans entiers. On m´arguera que c´est ainsi, c´est la mondialisation, la flexibilité, mais nous avons perdu le peu de savoir que nous avions dans les années 1980.

   Notre errance actuelle c´est aussi le gaspillage frénétique de nos ressources en hydrocarbures du fait de l´absence, là aussi, d´une stratégie et c´est enfin, le cancer de la corruption, qui est là pour nous rappeler notre sous-développement. Ceci étant dit, le pouvoir donne l´impression de vouloir gagner du temps et pense traverser l´orage avec les mêmes recettes. Pendant plus de vingt ans, pouvoir et partis politiques dont on peut douter de la valeur ajoutée, ont amené à la situation d´anomie actuelle.

   On peut reprocher sans doute, beaucoup de choses au défunt président Boumediene, à son crédit la mise en place d´un Service national, véritable creuset de la nation, qui avait permis un temps de contribuer au brassage des Algériens. Que reste-t-il de tout cela? Il faut le dire: pas grand-chose. La culture en Algérie a folklorisé dans le sens du chant et de la danse l´identité algérienne en invitant dans le plus pur mimétisme des Mille et Une Nuits, au farniente et à l´enivrement des vapeurs du narguilé pendant que le monde développé en est au Web3.0, que la Chine a rattrapé les Etats-Unis en concevant l´avion furtif et que les Israéliens se sont imposés dans la fabrication des drones qui se vendent comme des petits pains et qui font des ravages

   La rente des hydrocarbures non autonomisée (syndrome hollandais dont la corruption socialisée) freine les réformes, le développement basé sur la bonne gouvernance, la valorisation du savoir.  Cette rente au lieu d´être une bénédiction peut devenir une malédiction pouvant entraîner une grave dérive politique, économique et sociale. Que faut-il faire alors? Est-ce que le fait de procéder à des aménagements qui ressemblent à des cataplasmes sur une jambe de bois suffira-t-il? Est-ce que le fait d´ânonner qu´il faut la démocratie suffira?

   Le moment est venu, le croyons-nous encore une fois, de réconcilier les Algériennes et les Algériens avec leur Histoire de telle façon à en faire un invariant qui ne sera pas récupéré d´une façon ou d´une autre. Le moment est venu aussi, une fois encore, de faire émerger à côté encore des légitimités historiques, les nouvelles légitimités du XXIe siècle. Chacun devra être jugé sur sa valeur ajoutée non pas en tant que remueur de foule, voire comme professionnel de la politique. En tant qu´acteurs de la société civile, nous devons attirer l´attention des pouvoirs publics sur un certain nombre de dysfonctionnements au vu de la distribution paresseuse de la rente, en fonction de la capacité de nuisance

   L´Algérie est devenue un tube digestif immense, l´Algérien veut tout et tout de suite et par un mimétisme ravageur, il n´emprunte à l´Occident que ce qu´il ne produit pas, mais qu´il peut pour le moment encore acheter. Avoir 20 millions de portables pour 35 millions d´habitants n´est pas un signe de développement, rouler en 4x4 et consommer d´une façon débridée l´énergie n´est pas un signe de développement. Le pouvoir, dos au mur, est confronté à toutes les révoltes, au lieu du parler vrai, il met en oeuvre la méthode qui consiste à calmer les classes dangereuses et promet tout à tout le monde. Jusqu´à quand?

  Dans une génération, l´Algérie importera son pétrole, avec quoi, puisque présentement, il représente 98% de ses recettes. La société civile que nous devons contribuer à faire émerger devra être partie prenante du destin de l´Algérie. Elle devra, notamment donner son avis dans le calme et la sérénité sur les grands dossiers dans le cadre d´états généraux où la compétence sera mise à contribution. A titre d´exemple, s´agissant de la stratégie énergétique, il est important de tout mettre à plat et tracer un cap qui nous permette d´aller vers la sobriété énergétique et miser sur les énergies renouvelables en n´extrayant du pétrole et du gaz que ce qui est strictement nécessaire au développement. Qu´on se le dise! Notre meilleure banque est notre sous-sol, c´est cela le développement durable.

  L´Algérie de 2011 se cherche, elle est d´abord, en quête d´un projet de société avec un désir d´être ensemble. Point de «calculs politiciens» ou de acabya, de la compétence de la générosité. L´Algérie a besoin de tous ses fils et filles sans exclusive et ceux qui tiennent la canne par le milieu doivent se déterminer. Voulons-nous d´un tsunami qui emportera tout et qui fera de l´Algérie une zone grise comme la Somalie ou ce sera la guerre de tous contre tous, comme au Yémen (la patrie de la reine de Saba), ou voulons-nous d´une transition nécessaire apaisée et qui fasse que de nouveaux dirigeants conduisent l´Algérie à bon port. C´est donc à une vision nouvelle de société qu´il nous faut arriver, Peut-être que les états généraux de la Société civile prévus vers mi-juin permettront par leur recommandation de contribuer à remettre le train Algérie sur rails. Plus généralement, il faut faire retrouver au peuple algérien cette dignité et cette fierté d´avoir contribué même de la façon la plus humble à l´avènement d´une Algérie fascinée par l´avenir mais qui reste fière de son identité culturelle et cultuelle.
 
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
2. Qu´est-ce que la société civile? http://algoric.pagesperso-orange.fr/eu/tik/12/ti127-euGovCivi/nc2.htm 
3. Qu´est-ce que la société civile? http://www.huyghe.fr/actu_369.htm  21 juin 2007

 

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