dimanche 23 octobre 2011

En Tunisie, l'irrésistible ascension d'Ennahda


Isabelle Mandraud

SOUSSE, HAIDRA (TUNISIE) ENVOYÉE SPÉCIALE - L'épicier de la cité Ezzouhour est catégorique : "Ce sont les seuls à venir ici", affirme-t-il en désignant la maison des jeunes de ce quartier populaire de Sousse, ville côtière à 140 km de Tunis, où Ennahda s'apprête, samedi 15 octobre, à tenir une réunion publique. La deuxième en moins de trois heures pour Hamadi Jebali, le secrétaire général du parti islamiste, tête de liste dans la région, qui enchaîne celle-ci après une autre rencontre, dans un autre quartier populaire, cité Erriadh. Favori des premières élections libres de Tunisie, le 23 octobre, pour la future Assemblée constituante, Ennahda est sûr de sa victoire.



"On joue seul sur le terrain, ça me gêne", ironise le candidat. A Sousse, le rituel est le même. Rien d'ostentatoire : une cour en plein air, une petite animation musicale, une modeste estrade, dont s'empresse de descendre, micro en main, M. Jebali pour s'adresser de plain-pied à son auditoire. "Il faut qu'on soit tous au même niveau." Un discours simple, ensuite, pour rassurer : "On n'obligera personne àporter le voile." Un rappel du passé, enfin, pour Ennahda, victime de la répression féroce de l'ancien régime du président Zine El-Abidine Ben Ali, interdit encore il y a à peine quelques mois, et qui surfe aujourd'hui sur son martyrologe.
Hamadi Jebali a lui-même passé plus de seize ans en prison, dont dix à l'isolement. "Nous avons coupé la tête de la dictature, mais elle peut revenir, il fautchanger les mentalités, lance-t-il. La démocratie sera une construction sociale, politique et culturelle que nous allons bâtir graduellement."
Hamadi Jebali, secrétaire général du parti Ennahda, s'adresse à la foule de ses sympathisants le 1er octobre 2011 lors d'un meeting à  Sidi Bouzid pour le lancement de la campagne en vue de l'élection de l'assemblée constituante, prévue le 23 octobre.
Hamadi Jebali, secrétaire général du parti Ennahda, s'adresse à la foule de ses sympathisants le 1er octobre 2011 lors d'un meeting à Sidi Bouzid pour le lancement de la campagne en vue de l'élection de l'assemblée constituante, prévue le 23 octobre. Nicolas Fauqué / www.imagesd
La notoriété d'Ennahda, parmi les 110 partis que compte aujourd'hui la Tunisie, est, de loin, la plus forte. Et, sur le terrain, ses militants disciplinés, qui se recrutent notamment dans le milieu enseignant, mènent un travail de fourmi. "Nous sommes le premier parti de Tunisie", a déjà annoncé son chef spirituel Rachid Ghannouchi, revenu, après la révolution tunisienne, de son exil londonien. Un mouvement, plutôt qu'un parti, préfèrent dire les militants.
Dans certaines régions, Ennahda espère dépasser les 50 % de voix. "20 % à 25 %, ce sont les envies des autres pour nous", ironise Walid Bennani, revenu lui aussi d'un long exil en Belgique, aujourd'hui tête de liste dans le gouvernorat de Kasserine, au sud-ouest, et qui mise dans cette région sur un score supérieur à 60 %. Mais à l'approche du vote, Ennahda multiplie les mises en garde. "L'expérience nous ayant laissé un peu sceptiques, prévient son secrétaire général, nous n'accepterons plus les trucages."
L'épisode Nessma TV, cible de violences d'extrémistes après la diffusion du film français Persepolis, de la réalisatrice d'origine iranienne Marjane Satrapi, est analysé comme une tentative de déstabilisation supplémentaire. "Nessma a vouluprovoquer les gens, pour dire ensuite que les islamistes sont des intégristes et ne respectent pas la liberté d'opinion", assure Naoufel Aouf, un assureur de Sousse, militant depuis 1989. "Nous en avons la preuve", ajoute-t-il, en montrant son téléphone portable : "Le 7 octobre, des employeurs d'hôtel, notamment, ont envoyé des SMS à leurs salariés pour leur dire : "Ce soir, sur Nessma, film à ne pasmanquer.""
Tout en condamnant les violences, Ennahda ne prend pas pour autant ses distances avec les salafistes : "Ils ne nous gênent pas vraiment, commente M. Jebali. Nous partons du principe qu'il faut de la place pour tout le monde. La première solution, c'est celle de Ben Ali : remplir les prisons, une fois de plus ; ou bien, il faut jouer encore plus de démocratie, de liberté, et je suis sûr que la société tunisienne va converger vers le centre."
Meeting de Ennahda à  la cité populaire de Ezouhour à  Sousse avec le secrétaire général du Parti Hamadi Jebali.
Meeting de Ennahda à la cité populaire de Ezouhour à Sousse avec le secrétaire général du Parti Hamadi Jebali.Nicolas Fauqué / www.imagesd
Autre sujet de préoccupation d'Ennahda : déminer les craintes sur un éventuel retour en arrière pour les femmes tunisiennes, protégées depuis cinquante-cinq ans par un code du statut personnel - qui interdit notamment la polygamie et impose l'accord des deux époux pour le mariage - inégalé dans le monde arabe. Pour cela, Ennahda a accepté sans rechigner la parité des listes, une première dans le monde arabe, là encore, et même au-delà.
A Haidra, aux confins de la Tunisie, à quelques kilomètres seulement de la frontière algérienne, Khira Sghairi, 56 ans, tailleur tilleul et léger voile crème, s'agace de ce débat : "L'émancipation des femmes, c'est le dernier de mes soucis, nous avons tous nos droits, nous sommes libres, souligne cette institutrice, candidate en deuxième position sur la liste locale. Venez plutôt voir dans nos campagnes, vous allez découvrir beaucoup d'insuffisance, la pauvreté, la maladie, les enfants qui désertent l'école..."
Ici, bien peu d'autres partis peuvent se targuer d'attirer 300 personnes dans une salle. "Ennahda ne parle pas de religion, mais de lutte des classes", note Slim Mayerzi, pédiatre à Tunis, membre d'un parti concurrent, Ettakatol (socialistes)."Les gens votent pour eux parce qu'ils sont déçus : les riches sont toujours riches, et les pauvres encore plus pauvres", soupire-t-il, sans contester l'avance prise par le parti islamiste.
Conscient des difficultés économiques de la Tunisie, Ennahda ne veut cependant pas du pouvoir tout seul, et appelle à la formation d'un gouvernement d'"unité nationale". S'il est bien acquis pour le parti que le chef du gouvernement transitoire, le temps de rédiger la nouvelle Constitution, devra revenir à celui arrivé en tête le jour du vote, le futur président, tout comme les ministères de la défense, l'intérieur, la justice et les affaires étrangères, reviendraient, selon le schéma préparé, à des techniciens ou à des personnalités "neutres, chargées de réaliser un programme commun". Ennahda prépare déjà l'après-23 octobre.
http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2011/10/17/en-tunisie-l-irresistible-ascension-d-ennahda_1588975_1466522.html#ens_id=1585247

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