Mondialisation 16 janvier 2014
« Le monde reconnaît enfin l’Amérique comme le sauveur du monde » – le président Woodrow Wilson, Conférence de paix de Paris , 1919
Les horreurs rapportées chaque jour depuis la Syrie et l’Irak suffiraient à vous tirer des larmes ; en particulier les atrocités commises par les types d’al-Qaïda : flagellations, décapitations, jouer au football avec des têtes ; ouvrir un cadavre afin d’en retirer les organes par moquerie ; kamikazes, voitures piégées, le sol jonché de morceaux de corps ; d’innombrables jeunes enfants traumatisés pour la vie ; l’imposition de la charia, l’interdiction de la musique … dans quel siècle vivons-nous ? Dans quel millénaire ? Dans quel monde ?
Parfois on m’écrit pour me dire que mon antagonisme inébranlable envers la politique étrangère des Etats-Unis est déplacé, et aussi horrible que soit la Musée des Horreurs US, al-Qaïda est pire et le monde a besoin des États-Unis pour lutter contre les terribles djihadistes.
« Laissez-moi de vous parler des très riches », a écrit F. Scott Fitzgerald . « Ils sont différents de vous et moi. »
Et laissez-moi vous parler des dirigeants américains. Au pouvoir, ils ne pensent pas comme vous et moi. Ils ne ressentent pas les choses comme vous et moi. Ils ont soutenu les « terribles djihadistes » et leurs équivalents pendant des décennies. Commençons en 1979 en Afghanistan, où les Moujahedeen (les « guerriers saints » ) étaient en guerre contre un gouvernement progressiste laïque soutenu par l’Union Soviétique ; une des “tactiques préférées” des Moujahedeen était de « torturer leurs victimes [souvent Russes] en leur coupant d’abord le nez, les oreilles et les organes génitaux, puis en leur arrachant la peau, lambeau par lambeau“, provoquant “une mort lente et très douloureuse“.
Avec le soutien militaire massive et indispensable des Etats-Unis dans les années 1980, le dernier gouvernement laïque de l’Afghanistan (qui a amené les femmes dans le 20ème siècle) fut renversé, et des Moujahedeen victorieux a surgi Al-Qaïda .
Au cours de cette même période, les États-Unis ont soutenu les infâmes Khmers rouges du Cambodge ; oui, les mêmes gars charmants de Pol Pot qu’on voit dans le film La Déchirure.
Le Conseiller à la sécurité nationale du président Carter, Zbigniew Brzezinski , fut un des principaux moteurs du soutien américain à la fois aux Moujahedeen et aux Khmers rouges. Que peut-on conclure sur lui ? Ou sur Jimmy Carter – source d’inspiration en dehors du bureau oval, mais une personne assez différente à la Maison Blanche ? Ou sur le Prix Nobel de la paix, Barack Obama, qui a choisi Brzezinski comme un de ses conseillers ?
Un autre exemple fier des Etats-Unis de sa lutte contre les terribles djihadistes est le Kosovo, une province majoritairement musulmane de Serbie. L’Armée de libération du Kosovo (UCK) a déclenché un conflit armé avec Belgrade au début des années 1990 pour séparer le Kosovo de la Serbie. L’UCK était considérée comme une organisation terroriste par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France pendant des années, avec de nombreux rapports sur l’UCK et ses liens avec al-Qaïda, sur la fournitures d’armes par al-Qaeda, sur l’entraînement de ses militants dans les camps d’Al-Qaïda au Pakistan, et même sur des membres d’al-Qaïda présents dans les ranges de l’UCK pour combattre la Serbie. Mais les impérialistes de Washington, plus intéressés par une agression contre la Serbie, « le dernier gouvernement communiste en Europe », ont soutenu l’UCK.
L’UCK est connue pour ses tortures et sa traite des femmes, son trafic d’héroïne et d’organes humains (sic). Les États-Unis ont naturellement fait pression pour l’adhésion du Kosovo à l’OTAN et à l’Union européenne.
Plus récemment les Etats-Unis a soutenu les terribles djihadistes en Libye et en Syrie, avec des conséquences terribles.
Il serait en outre difficile de nommer une seule dictature brutale de la seconde moitié du 20ème siècle qui n’a pas été soutenue par les États-Unis ; non seulement soutenue, mais souvent mise au pouvoir et maintenue au pouvoir contre la volonté de la population. Et au cours des dernières années, Washington a soutenu des gouvernements très répressifs, comme l’Arabie saoudite, le Honduras, l’Indonésie, l’Egypte, la Colombie, le Qatar et Israël.
Pas vraiment le grand sauveur auquel aspire notre vieux et triste monde. (Ah, ai-je déjà précisé que la politique de Washington crée une source inépuisable de terroristes ?)
Et que pensent les dirigeants américains de leur propre bilan ? L’ancien secrétaire d’Etat Condoleezza Rice s’exprimait probablement au nom de tous les membres de son club privé lorsqu’elle a écrit que pour préserver leur sécurité nationale, les États-Unis n’avaient plus besoin d’être guidés par « les notions du droit et de normes internationaux » ou « d’institutions comme les Nations Unies » parce que l’Amérique était « du bon côté de l’histoire ».
Si vous croyez n’avoir rien à cacher, pensez à changer de vie.
« L’idée est de construire un environnement mondial antiterroriste, » a déclaré en 2003 un haut fonctionnaire de la défense américain, « de sorte que dans 20 ou 30 ans, le terrorisme soit, à l’instar de l’esclavagisme, totalement discrédité. »
Il y a de quoi laisser rêveur : quand est-ce que le largage de bombes par les Etats-Unis sur des civils innocents, ainsi que l’invasion et l’occupation de leurs pays deviendront-ils des actes totalement discrédités ? Quand est-ce que l’utilisation d’uranium appauvri, de bombes à fragmentation, d’enlèvements par la CIA vers des centres de torture, et la surveillance partout dans le monde et 24/24h seront considérés comme des actes que même des hommes comme George W. Bush, Dick Cheney, Barack Obama et John Brennan n’oseront pas défendre ?
Le mois dernier, un ancien fonctionnaire de l’Agence de sécurité nationale (NSA) a déclaré au Washington Post que les employés de l’Agence peaufinaient leurs C.V et demandaient qu’ils soient expurgés de tout élément qui les relie aux programmes secrets – afin qu’ils puissent les envoyer à des employeurs potentiels. Il a noté qu’un employé chargé de la gestion des CV a dit : « Je n’ai jamais vu de toute ma vie autant de CV que les gens demandent à nettoyer. »
Le moral est « mauvais dans l’ensemble », a déclaré un autre ancien fonctionnaire. « Les informations – les révélations de Snowden – jettent un doute sur l’intégrité des employés de la NSA, » a-t-il dit. « C’est devenu très public et très personnel. Littéralement, les voisins posent des questions, « Pourquoi espionnez-vous grand-mère ? » Et nous ne le faisons pas. Les gens se sentent mal à l’aise, abattus ».
Le président Obama s’est récemment senti en devoir de déclarer qu’il allait proposer « une certaine auto-modération à la NSA » et « des réformes qui pourront redonner confiance aux gens. » Il a également dit : « A certains égards, la technologie, les budgets et les moyens [ de la NSA ] ont dépassé les contraintes. Et il faut les redéfinir comme pour toute une série de capacités … [comme] les opérations de drones ».
Eh bien, chers lecteurs et camarades, nous verrons bien. Mais si vous êtes à la recherche de quelque lueur d’espoir en ce début de nouvel an, vous pouvez toujours essayer de vous accrocher à cette branche. Lorsque l’Empire américain s’effondrera, à l’extérieur comme à l’intérieur, ce qui arrivera un jour, les actions courageuses d’Edward Snowden pourraient bien être considérées comme l’une des étapes clés du processus. J’ai longtemps soutenu que seuls les Américains avaient le pouvoir d’arrêter la Machine Impériale – ce monstre qui dévore l’environnement mondial, fout en l’air ses économies, et déclenche la violence sur tous les continents. Et pour que cela se produise, le peuple américain doit perdre sa foi profonde, quasi-religieuse, dans « l’exceptionnalisme américain ». Pour beaucoup, ce qu’ils ont été obligés d’apprendre au cours des six derniers mois a sans aucun doute sérieusement fissuré le cocon protecteur de certitudes dans lequel ils se laissent bercer depuis l’enfance.
Un exemple surprenant et exaltant de fissure est l’éditorial du Nouvel An, désormais célèbre, signé par la rédaction du New York Times et intitulé « Edward Snowden, lanceur d’alerte » – ce qui en soi constitue une légitimation de ses actions. Le passage clé de cet article est celui-ci : « Compte tenu de l’énorme valeur des informations qu’il nous a révélées, et les abus qu’il a exposés, M. Snowden mérite mieux qu’une vie d’exil permanent, de peur et de fuite. Il a peut-être commis un crime, mais il a rendu un grand service à son pays. »
Le président a du nommer une commission pour examiner les violations de la NSA. Bien sûr, il s’agit là d’une manœuvre bureaucratique classique pour tenir les critiques à distance. Mais la commission – Groupe d’éxamen sur le Renseignement et les Technologies de Communication – a produit quelques recommandations inattendues dans son rapport présenté le 12 décembre, dont les plus intéressantes sont peut-être ces deux-là :
- « Les gouvernements ne doivent pas utiliser la surveillance pour voler des secrets industriels au profit de sa propre industrie nationale, »
- « Les gouvernements ne doivent pas utiliser leurs moyens cyber-offensifs pour modifier les montants détenus dans les comptes financiers ou manipuler les systèmes financiers. »
La première recommandation se réfère à une pratique, certainement méprisable, que les États-Unis pratiquent, et nient, depuis des dizaines d’années. Pas plus tard qu’au mois de septembre, James Clapper, directeur du US National Intelligence, a déclaré : « Ce que nous ne faisons pas, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, est d’utiliser nos moyens de renseignement à l’étranger pour voler des secrets commerciaux d’entreprises étrangères. »
Clapper est le même homme que celui qui a déclaré devant le Congrès au mois de mars que la NSA ne recueillait pas intentionnellement tous types de données sur des millions d’Américains ; et lorsque par la suite il fut contesté sur cette remarque, a déclaré : « J’ai répondu par ce que je croyais être la manière la plus véridique, ou la moins mensongère, de dire « non » ».
La deuxième recommandation n’avait jamais été révélée auparavant, ni dans un document de Snowden, ni dans toute autre source.
« C’était une recommandation étrangement précise au sujet de quelque chose dont personne ne parlait », a observé le directeur d’un groupe qui milite en faveur de la transparence au gouvernement.
ABC News a indiqué que « Un porte-parole de la NSA a refusé de commenter sur le piratage des comptes bancaires, et un représentant de U.S. Cyber Command n’a pas réagi à notre courrier électronique. »
Il est difficile pour une superpuissance d’être plus minable et malhonnête qu’en manipulant des documents bancaires, ce qui pourrait éventuellement mener à terme à la disparition de cette NSA que nous avons tous appris à connaître et à aimer. D’un autre côté, l’Agence a sans doute entre les mains quelques informations très embarrassantes sur tous ceux qui lui voudraient du mal.
L’attentat du vol 103 – Affaire classée ?
Le 21 décembre, lors du 25e anniversaire de l’attentat contre le vol PanAm 103 de 1988, je m’attendais aux répétitions habituelles de la fausse accusation contre la Libye de Mouammar Kadhafi comme étant responsable de l’acte qui a coûté la vie à plus de 270 personnes à Lockerbie, en Ecosse. Mais à ma grande surprise, on a assisté à un déferlement de commentaires sceptiques quant à la version officielle Américano-britannique, formulés par différentes personnes en Ecosse et ailleurs, y compris par les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Libye.
Dans une déclaration commune, les trois gouvernements ont déclaré qu’ils étaient déterminés à découvrir la vérité sur l’attaque. « Nous voulons que tous les responsables de cet acte brutal de terrorisme soient traduits en justice, et comprendre pourquoi il a été commis », ont-ils déclaré.
Vraiment étonnant. En 1991, les États-Unis ont inculpé un libyen nommé Adelbaset al -Megrahi. Il a finalement été reconnu coupable et seul auteur du crime, et fut emprisonné pendant de nombreuses années, pour être finalement libéré en 2009 avec un cancer en phase terminal, soit disant pour des raisons humanitaires, même si une forte odeur de pétrole planait dans les airs. A présent, ils parlent de traduire en justice « les responsables de cet acte brutal de terrorisme ».
Le crime de 1988 a été en réalité organisé par l’Iran en représailles au tir (de missile) américain contre un avion de ligne iranien en juillet de la même année, qui a coûté la vie de 290 personnes. Il a été réalisé par le Front Populaire pour la Libération de la Palestine – commandement général ( FPLP-CG ), une scission de l’Organisation de Libération de la Palestine de 1968, avec l’aide de la Syrie. Et cette version a été très largement acceptée dans le monde occidental, dans les milieux gouvernementaux et médiatiques. Jusqu’en 1990, lorsque les Etats-Unis se préparaient à la guerre du Golfe en 1990 et avaient besoin du soutien de l’Iran et de la Syrie. Là, tout à coup, on nous a dit que le coupable était la Libye.
Si les États-Unis et le Royaume-Uni souhaitent maintenant présenter l’Iran, et peut-être la Syrie, comme les coupables, ils auront beaucoup d’explications à fournir sur leur mensonge précédent. Mais ces deux gouvernements ont toujours beaucoup d’explications à fournir. Ils sont même bons à ça. Et la grande majorité de leurs citoyens endoctrinés, avec peu de résistance, acceptera l’ancienne/nouvelle ligne du parti, et leurs médias traditionnels passeront sans efforts à la nouvelle/ancienne version, puisque l’Iran et la Syrie sont actuellement en tête de la liste des méchants. ( Le FPLP-CG ne fait plus parler de lui depuis un certain temps et il se pourrait qu’il n’existe pratiquement plus.)
Si tout ceci vous paraît confus, je vous suggère de commencer par la lecture de mon article détaillé sur l’histoire de cette affaire, écrit en 2001, mais toujours très instructif et pertinent. Vous risquez d’être un peu surpris.
Le Royaume-Uni, les États-Unis et les gouvernements libyens ont annoncé qu’ils coopéreront pour révéler « tous les faits » sur l’attentat de Lockerbie. Et Robert Mueller, l’ancien chef du FBI, a dit qu’il pensait que d’autres personnes seront inculpées. Tout ça risque de devenir très intéressant.
William Blum
Article original en anglais :
Terrorism as an Instrument of Imperial Conquest. From Afghanistan to Syria, America Supports Al Qaeda, 10 janvier 2014
Traduction par VD pour le Grand Soir
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