mercredi 5 juin 2013

Manuel Valls, juge que la lutte contre le terrorisme se joue en prison,à l’école et surtout sur le Web

INTERVIEW Le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, juge que la lutte contre le terrorisme se joue aussi en prison, à l’école et surtout sur le Web. Il préconise d’y détecter au plus tôt les signaux de radicalisation.

Après l’interpellation de l’agresseur présumé d’un soldat à La Défense, le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, fait le point sur la lutte antiterroriste en France et les difficultés à contrer ces jihadistes qui passent à l’acte, seuls, de façon parfois irrationnelle et inorganisée.
Apparemment, la coordination entre services a, une fois de plus, dysfonctionné puisque la note de la sous-direction de l’information générale (Sdig) sur Alexandre D. de Trappes n’est pas remontée jusqu’à la DCRI…
Je veux d’abord saluer l’action rapide et efficace des services de police qui a permis l’arrestation de ce suspect. Evitons les polémiques inutiles ! J’ai voulu dès l’an dernier améliorer les échanges et l’étroite coopération entre le renseignement intérieur et les autres services de police et de gendarmerie. Le président de la République a décidé de donner plus de moyens à la DCRI ces prochaines années afin de renforcer sa capacité à prévenir les menaces. Le renseignement disposait d’une note relative à un jeune fondamentaliste en rupture sociale et familiale, mais pas à un jihadiste se préparant ou se formant à la violence terroriste. Par exemple, on ne lui connaît à ce stade qu’un seul voyage à l’étranger, au Maroc. Il faut attendre que l’enquête fournisse les éléments pour bien comprendre son parcours, ses motivations et le moment où il a basculé. Il faut savoir que, sur les quatre premiers mois de 2013, les services de renseignements ont reçu près de 500 notes de cette nature grâce à la cellule de coordination créée. En démocratie, on combat les comportements jihadistes violents différemment des comportements fondamentalistes, avec des outils juridiques distincts. D’un côté, on cherche à poursuivre devant la justice pour des actes ou une association de malfaiteurs terroristes. De l’autre, ce sont les atteintes à la laïcité ou les troubles à l’ordre public qui sont sanctionnés. Ce n’est pas la même chose… Je suis très ferme sur l’interdiction des prières de rue, le respect de l’égalité homme-femme, le refus de tout communautarisme. La clarté est aussi la condition de l’efficacité.
Comment combattre en France, et ailleurs, ces passages à l’acte individuels sur fond d’islamisme radical ?
Ces actions ne sont pas vraiment nouvelles. Elles s’inscrivent dans la stratégie d’Al-Qaeda, qui les encourage. Une étude de la police new-yorkaise, menée en 2006, établissait déjà l’existence d’une menace extérieure et d’une menace intérieure qui, via le processus de radicalisation, pousse des personnes relativement ordinaires à s’engager dans l’action terroriste. Il y a donc un ennemi extérieur - le terrorisme d’Etat, des groupes organisés - mais aussi un ennemi intérieur - des individus qui s’auto-radicalisent et agissent seuls, beaucoup plus difficiles à repérer que ceux qui fréquentent des groupes structurés autour d’une idéologie. Ce ne sont pas des loups solitaires. Ils ne sont pas déconnectés d’une nébuleuse. Cependant, il n’y a pas de fatalité et il existe des moyens de les combattre. Des signaux peuvent alerter lorsqu’ils convergent : rupture dans les parcours individuels, changements brutaux de comportement, radicalisation du discours, coupure avec l’environnement familial ou professionnel. Il est essentiel de savoir capter ces signes avant-coureurs.
Que pensez-vous de la notion de «lumpenterroristes» du criminologue Alain Bauer ?
Cette notion peut être utile pour définir certains individus qui basculent dans le terrorisme. En effet, des jeunes, originaires de quartiers populaires et ayant parfois un passé délinquant, peuvent se radicaliser et passer à l’acte. C’était déjà le cas avec Khaled Kelkal en 1995 ou les membres du gang de Roubaix en 1996. C’est bien sûr le cas avec Merah. C’est le cas de ceux qui composaient la cellule démantelée après l’attentat contre une épicerie casher à Sarcelles, en septembre 2012. C’est peut-être le cas de l’homme qui a voulu tuer un soldat à La Défense. Il s’agit d’individus, pour certains convertis, connus pour des faits de délinquance ou de trafic de drogue, qui rentrent dans un processus de radicalisation suite à des rencontres en prison, dans une mosquée ou sur Internet. La haine de l’Occident, la haine du juif sont souvent des moteurs de cet engagement. Ces personnes font partie de la stratégie consciente d’Al-Qaeda qui sait parfaitement que les Etats ont les moyens de lutter contre des organisations structurées mais que c’est plus difficile quand il s’agit d’individus agissant seuls. Al-Qaeda encourage donc ce type d’actions et instrumentalise des personnes ayant un parcours social ou psychologique fragile. C’est un terreau qui représente des centaines de personnes. Mais il n’existe pas de profil type de l’islamiste radical. Le vivier de recrutement est assez diversifié. Et, au fond, nous faisons face là à des profils hybrides et opportunistes.
Les services sont-ils armés pour détecter des jihadistes seuls dilués dans nos sociétés ?
La détection précoce des signes de radicalisation doit être la priorité. Nous vivons dans un Etat de droit et toute la difficulté réside dans une articulation intelligente, proportionnée, entre la nécessité de la neutralisation préventive de ces individus avant qu’ils ne passent à l’acte et celle de garantir les droits et libertés individuelles. Il faut s’interroger sur la nécessité de renforcer le cadre juridique dans lequel les services de renseignements interviennent. La plupart des grandes démocraties ont engagé de telles démarches en mettant en place des outils protecteurs pour les agents.
Pour prévenir ces actes, l’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste (AMT) est-elle encore efficace ?
L’AMT demeure le pilier de la stratégie judiciaire de lutte antiterroriste et permet d’agir préventivement contre un groupe constitué aux intentions criminelles. Mais ce n’est pas possible pour une personne isolée, sauf à vouloir contrôler les consciences. C’est pourquoi il est nécessaire de disposer d’actes concrets posés par le suspect, d’un commencement d’exécution. Cependant, d’autres moyens existent. La loi antiterroriste (LAT) voulue par le président de la République, que j’ai fait adopter en décembre 2012, a permis des avancées notables. Elle a fixé le délai de prescription du délit d’apologie du terrorisme à un an et autorisé le placement en détention provisoire des suspects. Elle a permis surtout d’incriminer l’engagement de Français ou de résidents en France dans les filières de jihadistes à l’étranger. Cela peut être très utile pour ce qui concerne la Syrie. Enfin, on peut agir sur le plan administratif grâce aux expulsions et à la saisie des avoirs financiers des prêcheurs de la haine.
Comment Merah, à Toulouse, et Adebolajo, à Londres, ont-ils pu agir alors que les services secrets avaient tenté de les manipuler ?
Il faut être précis et sincère. En France et à l’étranger, les contacts et les débriefings avec des personnes de la mouvance radicale n’ont pas nécessairement pour objectif, loin de là, un recrutement ou une manipulation. Il ne faut pas sous-estimer la visée préventive et dissuasive ou, tout simplement, l’évaluation de la dangerosité de l’individu. Manifestement, les erreurs d’appréciation ou d’analyse existent, mais le renseignement c’est avant tout la difficulté de bien cerner des individus. Ni Mohamed Merah ni les auteurs de ce meurtre atroce à Londres n’avaient commis, en France ou en Grande-Bretagne, des actes criminels. Il y a actuellement en France une centaine d’individus susceptibles de basculer dans l’action et plusieurs centaines d’individus radicalisés. L’utilisation des sources humaines a permis à plusieurs reprises de déjouer des complots terroristes. Comme le risque zéro n’existe pas, cela veut dire qu’il faut pousser l’analyse sur chaque individu qui représente un danger potentiel.
Comment contrer des candidats au jihad qui baignent dans la culture internet ?
Internet est devenu un vecteur de propagande, de radicalisation et de recrutement pour le terrorisme d’inspiration jihadiste mais aussi pour l’extrême droite. C’est également un lieu d’échange pour les terroristes. La lettre électronique Inspire constitue l’emblème de la stratégie cyberjihadiste. Elle remplit à la fois des fonctions de propagande et de manuel pratique. Par ailleurs, des forums et des sites interactifs permettent aux membres de cette mouvance d’échanger et de recruter. Internet fait l’objet d’une veille très active de la part de nos services qui aboutit à des poursuites judiciaires à l’encontre des administrateurs des sites concernés. Mais le recours de plus en plus fréquent aux réseaux sociaux, plus difficiles à surveiller, constitue un nouveau défi. La DCRI a neutralisé en juin 2012, par une procédure judiciaire, l’animateur du principal site jihadiste en langue française, qui opérait depuis Toulon. Ce mois de mai, un ressortissant marocain résidant à La Rochelle, qui appelait au meurtre et au jihad, a été expulsé. La LAT a renforcé l’arsenal juridique de la lutte contre l’utilisation d’Internet à des fins terroristes, mais d’autres évolutions seront sans doute nécessaires.
Est-il possible d’accroître la coopération internationale pour saborder les sites jihadistes sur le Net et tracer les prêcheurs recruteurs ?
Elle existe déjà au niveau européen. Des projets sont à l’œuvre avec des partenaires étrangers, américains et autres, notamment pour la surveillance des sites les plus violents. La localisation des sites et l’identification des administrateurs et des utilisateurs les plus radicaux font appel à des techniques de pointe et exigent de longues investigations. Une des difficultés majeures réside dans l’hébergement de ces sites islamistes dans des pays qui ne possèdent pas forcément de législation permettant leur fermeture ou leur interdiction, en Asie du Sud-Est notamment. Internet est un moyen discret de communication qui laisse toutefois des traces exploitables par les services spécialisés. Donc cela doit être une priorité pour nous.
Quel traitement réservez-vous aux jihadistes français qui reviennent de Syrie ?
Outre les 50 Français encore sur place et les 40 en transit pour la Syrie, les 30 autres revenus dans l’Hexagone sont sous haute surveillance. Ces individus ne présentent pas un profil homogène. Certains sont des jeunes en quête de repères, d’autres des jihadistes en puissance ou avérés. Mais tous représentent un réel danger en cas de retour sur le territoire. Ils devront répondre de leurs actes en vertu des nouvelles dispositions de la loi antiterroriste. Les forces qui combattent le régime de Bachar al-Assad ne sont pas toutes ouvertement jihadistes. L’incrimination de jeunes Français ne sera possible que si la justice parvient à prouver l’essence terroriste de leur engagement en Syrie. D’où l’importance d’intégrer sur la liste des organisations terroristes des groupes liés à Al-Qaeda comme le Front al-Nusra. Dès que les éléments sont avérés, la DCRI le signale au parquet qui diligente une enquête préliminaire. A ce jour, une dizaine de dossiers sont en traitement et cela va augmenter sensiblement dans les mois qui viennent. C’est sur la même base que Gilles Le Guen peut être poursuivi, car il a rejoint Tombouctou après la prise de contrôle de cette ville par des jihadistes. Les ministres de l’Intérieur des sept pays européens les plus concernés par le phénomène de la Syrie, dont la France et la Belgique, se retrouvent le 7 juin à Luxembourg.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire